L’intelligence artificielle s’invite dans la lutte contre le cancer

Dépister plus tôt, repérer des lésions minuscules, analyser des clichés radiologiques plus vite, choisir le bon traitement : l’intelligence artificielle ouvre de nouvelles perspectives en oncologie.

Fin 2022, lancement de ChatGPT : le grand public met pour la première fois la main sur un outil d’intelligence artificielle conversationnelle. Immédiatement, il suscite curiosité et engouement, et voit le nombre de ses utilisateurs croitre à un rythme étourdissant. Bien vite, start-ups spécialisées et géants du numérique proposent leurs propres outils d’IA, inventant chaque jour de nouveaux usages et illustrant ainsi les enjeux de cette technologie.  Le domaine de la santé n’a pas attendu cette vague pour s’intéresser à l’intelligence artificielle. En réalité, il faut remonter aux années 70 pour trouver les traces des premières approches destinées à mimer les mécanismes cognitifs humains à des fins médicales. Il n’est pas encore question d’IA mais de “systèmes experts”, à l’image de Mycin ou de Sphynx, conçus pour aider au diagnostic des infections bactériennes et des ictères. Quelques décennies de progrès technologiques plus tard, en 2024, l’utilisation médicale des algorithmes d’intelligence artificielle approche de la maturité. Ils trouvent notamment leur place dans la lutte contre le cancer du sein et pourraient, à terme, contribuer à améliorer sensiblement la prise en charge et le pronostic des quelque 61200 femmes diagnostiquées tous les ans en France.

« Si le recours à l’IA n’est pas encore routinier, certains établissements de santé utilisent des algorithmes pour des applications bien précises, constate le Dr Irène Buvat, directrice du laboratoire Inserm d’imagerie translationnelle en oncologie à l’Institut Curie. C’est le cas de l’assistance dont peuvent bénéficier les radiologues en matière d’imagerie.” Sur l’écran du spécialiste où s’affiche la mammographie d’une patiente, l’IA indique ainsi d’une flèche les anomalies qu’elle a détectées. “Les algorithmes parviennent à repérer des microcalcifications pas toujours simples à voir, même par un œil aguerri aidé d’une loupe électronique”, admet le Dr Jean-Philippe Masson, président de la Fédération nationale des médecins radiologues. Dans la même logique, certains outils se chargent de trier l’ensemble des clichés réalisés dans la journée en distinguant les cas normaux, pathologiques ou suspects. D’autres calculent les dimensions des lésions, en évaluent le volume et la forme. D’autres encore quantifient les différents types de cellules sur une lame de biopsie pour en caractériser le sous-type moléculaire.

Une automatisation qui, avec la banalisation prévisible de l’IA, induit trois avantages. D’une part, une augmentation de la fiabilité des analyses en limitant les risques liés à la faillibilité humaine. Un algorithme n’est jamais fatigué, même à la fin d’une longue journée. D’autre part, comme le souligne le Pr Paul Hofman, directeur de l’Institut Hospitalo-universitaire Côte d’Azur RespirERA et vice-président du comité des Alpes-Maritimes de la Ligue contre le Cancer, “cela va réduire les délais de rendu des résultats et de prise en charge des malades et dégager du temps pour les médecins. Espérons qu’ils l’utilisent à apporter, encore plus, des explications, du dialogue et de l’empathie aux patients plutôt qu’à multiplier le nombre d’actes”. Enfin, la généralisation de l’IA participera à standardiser la médecine et à restreindre la variabilité de la prise en charge entre praticiens et établissements de santé. Autant d’éléments qui, mis bout à bout, augurent d’une augmentation globale de la qualité des soins.

En routine aux alentours de 2030 

Encore faut-il ne pas mettre la charrue avant les bœufs. “Dans la lutte contre le cancer, l’intelligence artificielle sera un outil exceptionnel, mais qui demande de passer des étapes de validation et d’être déployé de façon très progressive, avertit le Pr Hofman. Aujourd’hui, des start-ups vendent des algorithmes qui n’ont même pas été évalués sur de grandes cohortes de patients et les autorités de tutelle sont souvent très peu sensibilisées à ce sujet. Il n’existe d’ailleurs pas de société savante d’intelligence artificielle en santé actuellement en France. Sans pour autant être frileux, il convient donc d’avancer prudemment en s’appuyant sur des données validées. Si tous les voyants passent au vert – ministère, Europe, éthique – on peut raisonnablement penser que les algorithmes seront utilisés en routine vers 2030 et constitueront de bons compagnons de diagnostic.

Une myriade d’études et d’essais sont en cours pour élaborer les outils de demain. La première étape de l’IA, celle qui est déjà déployée aujourd’hui, automatise des tâches relativement simples alors qu’à “l’étape suivante, il fera ce qu’un expert ne sait pas faire, anticipe Irène Buvat. Par exemple, des résultats de travaux qui en sont encore au stade de la recherche, suggèrent qu’un algorithme peut déceler sur une mammographie des anomalies très subtiles annonciatrices d’un cancer qui se développera dans les cinq ans.” On imagine facilement les gains de chance qu’un diagnostic aussi précoce engendre, en permettant la mise en place d’une stratégie adaptée – traitement, prévention, surveillance, etc. – dès le stade embryonnaire de la maladie. Cette capacité prédictive de l’intelligence artificielle pourrait aussi guider le choix des traitements administrés chez les patients déjà diagnostiqués. Face à un cancer du sein, la chimiothérapie néoadjuvante classiquement mise en place avant la chirurgie ne fonctionne pas chez toutes les patientes. Idem pour l’immunothérapie, impossible de connaitre son efficacité avant de l’essayer. “Il serait très utile de pouvoir prédire l’effet des molécules et d’opter dès le début de la prise en charge pour celles qui seront efficaces, reprend le Dr Buvat. On éviterait alors d’exposer inutilement les patientes à la toxicité des produits sans effet bénéfique chez elles.

Reste la question des craintes qu’engendre le fait de confier la santé à un algorithme, même intelligent. Un logiciel va-t-il estimer de façon autonome si nous sommes malades et comment nous soigner ? “En matière d’imagerie, le radiologue doit toujours vérifier les résultats produits par l’IA, note le Dr Masson. C’est lui qui signe le compte-rendu et engage sa responsabilité.”  Assister les praticiens mais pas s’y substituer, apporter une expertise mais ne jamais devenir autonome, autant de conditions que devra satisfaire l’IA pour donner un cadre rassurant à ses capacités insoupçonnées.

Un développement supervisé

La mise au point d’un algorithme d’intelligence artificielle capable de détecter des lésions sur une mammographie passe par un développement dit supervisé qui s’appuie sur une quantité astronomique de données rétrospectives. Dans un premier temps, il s’agit d’alimenter l’outil en lui fournissant des dizaines, voire des centaines, de clichés radiologiques. Plus leur volume est important, meilleures seront les performances finales. “On y ajoute des informations cliniques comme l’âge ou les mutations génétiques prédisposantes, ainsi que l’historique de l’évolution de la maladie, résume le Dr Irène Buvat. En analysant ensuite l’ensemble de ces éléments, l’algorithme trouve des relations entre certains signaux qu’il a repérés sur les mammographies et le développement d’un cancer.”

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