Médecines complémentaires : vite, un cadre !

Plébiscitées par les patients, de plus en plus présentes dans les établissements de santé, les pratiques de soins non conventionnelles manquent d’un encadrement scientifique et réglementaire. Des initiatives se multiplient pour remédier à cette situation.

57 %. C’est la part des Français qui jugent les médecines complémentaires et alternatives (MCA), de façon générale, au moins aussi efficaces que la médecine classique, selon une enquête publiée en mai 2023 par l’institut Odoxa pour l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes. Ces pratiques non conventionnelles suscitent une sympathie indéniable au sein de la population – 70 % des personnes interrogées en ont une bonne image -, et semblent en plein essor – 54 % des sondés s’estiment plus disposés qu’il y a cinq ans à y avoir recours. Parmi les pratiques les plus prisées, l’enquête identifie l’ostéopathie (46 % des Français y ont déjà eu recours), l’homéopathie (42 %), les huiles essentielles (37 %), l’acupuncture (21 %), le magnétisme (16 %), la sophrologie et l’hypnose (15 %), etc.

Au-delà de l’attirance des usagers de santé pour ces approches, elles franchissent petit à petit les portes des hôpitaux et intègrent les arsenaux thérapeutiques de certains services. « On les retrouve avant tout en oncologie, en addicto-psychiatrie, dans le traitement de la douleur, en rééducation fonctionnelle, en gériatrie et dans les structures de fin de vie », note Grégory Ninot, professeur à l’université de Montpellier et président de la Non pharmacological intervention society (NIPS), une société savante de recherche sur les interventions non médicamenteuses. Un rapport de l’APHP de 2012 – le dernier consacré au sujet – recensait déjà 15 types de pratiques complémentaires (acupuncture, hypnose et ostéopathie en tête) et 70 consultations externes au sein des hôpitaux franciliens. L’Agence des médecines complémentaires et adaptées, fondée en 2020, dénombrait dans son premier rapport d’activité, quelque 30 pratiques différentes proposées dans 43 établissements sondés à l’occasion de cette publication.

La relation soignant/soigné en question

« L’engouement des patients est une conséquence, en premier lieu, de la focalisation de la médecine du siècle dernier à comprendre les maladies d’origine biologique et à trouver les traitements de masse, analyse le Pr Ninot. Cette médecine biotechnologique est tellement centrée sur la maladie qu’elle en a oublié la personne. Une situation dans laquelle des patients ne se sentent pas écoutés et déplorent que le médecin ne leur parle plus. A l’inverse, les praticiens de MCA, prennent le temps de discuter de tout et de réinvestir la relation soignant-soigné. Autrement dit, de remettre de l’humain dans l’échange. » Une médecine pas assez à l’écoute et volontiers sur-prescriptive, d’un côté, et, de l’autre, des médecins toujours moins nombreux et disponibles : autant d’éléments susceptibles d’amener parfois les patients à se tourner vers une prise en charge différente de leur santé. En particulier quand ils sont atteints de pathologies chroniques. Carole Robert, présidente de Fibromyalgie France, ne connait que trop bien ces difficultés. « Quelle que soit la spécialité, des mois d’attente sont nécessaires avant de voir un praticien. Mais c’est encore plus compliqué dans le cas de la fibromyalgie, car il faut en plus avoir la chance de rencontrer un spécialiste qui connait la maladie et ne porte pas un jugement sévère sur son patient, comme cela existe encore trop souvent avec cette maladie, souligne-t-elle. Le risque est de multiplier les délais d’attente avant de consulter enfin le « bon » médecin. Au contraire, les professionnels qui pratiquent une approche complémentaire n’ont pas cette attitude. Ils consacrent du temps à leur patients et leur apportent une écoute bienveillante. » Sans compter qu’il n’existe pas, à ce jour, de traitement efficace pour soulager les douleurs engendrées par la fibromyalgie. « Elles peuvent être obsessionnelles, décrit Carole Robert. Elles ne vous lâchent pas, vous empêchent de dormir. Face à elles, il est tentant de se tourner vers d’autres thérapies pour trouver un soulagement. »

Les mêmes motivations animent les personnes atteintes d’un cancer. « Un très grand nombre d’entre elles se tournent vers des approches non conventionnelles, en particulier quand les traitements se montrent inefficaces ou engendrent de lourds effets indésirables, constate Anne Taquet, responsable des soins de support à la Ligue contre le cancer. Certaines approches peuvent avoir des bienfaits indéniables pour de nombreuses personnes malades, mais seulement si elles sont complémentaires aux traitements, et non alternatives, et si l’équipe soignante en a connaissance afin de prévenir de potentielles interactions avec les traitements. » En dehors du panier de soins proposés gratuitement par les comités départementaux de la Ligue (soutien psychologique, activité physique adaptée, soins socio-esthétiques, conseils en diététique, action sociale, etc.), certaines pratiques telles que l’art thérapie et la sophrologie sont ainsi dispensées par des professionnels diplômés.

Trier le bon grain de l’ivraie

« Il n’y aurait pas 30 millions de Français à recourir aux médecines complémentaires s’ils n’en retiraient pas des bénéfices, observe le Pr Julien Nizard, chef du service douleur, soins palliatifs et de support au CHU de Nantes et président du Collège universitaire de médecines intégratives et complémentaires (CUMIC). Ils ont compris qu’une bonne médecine de prévention peut être intégrative, c’est-à-dire qu’elle fait une utilisation rationnelle de la médecine conventionnelle associée à des médecines complémentaires qui ont fait leurs preuves. Il ne s’agit pas de prétendre que l’hypnose, l’acupuncture ou toute autre technique de soin est forcément recommandée, mais de considérer qu’elles peuvent être intéressantes dans certaines indications, à condition d’être pratiquées par des professionnels formés et diplômés, dans un cadre sécurisé. » Reste à déterminer quelles sont les approches pertinentes et suffisamment éprouvées pour être proposées aux patients. Travail d’autant plus délicat que la grande famille des MCA regroupe à la fois des pratiques largement documentées et réservées aux professionnels de santé (acupuncture, thérapies manuelles, etc.) et d’autres qui s’appuient sur un référentiel scientifique plus flou. Côté praticien, en plus des 24 professions de santé inscrites dans le Code de santé publique, le Pr Ninot a identifié 231 « métiers » de la prévention et du soin, dont n’importe qui peut se réclamer : psychosomaticien, sophrologue, aromathérapeute, réflexologue plantaire, etc. « Ces titres ne sont pas définis, impossible de savoir précisément ce qu’ils désignent ou les techniques sur lesquelles ils reposent. Il est temps d’étudier toutes ces pratiques de façon scientifique, avec un enjeu crucial : fabriquer un cadre. »

Sans cadre strict, deux risques majeurs pèsent sur les patients. D’un côté, se tourner ou être orientés vers des approches inutiles, inefficaces voire délétères ; de l’autre, être entraînés dans des dérives sectaires. « Les professionnels ne demandent qu’à trier le bon grain de l’ivraie, assure le Pr Nizard. Cela permettra d’éviter un double écueil qui consisterait à glorifier la médecine prescriptrice d’examens et de médicaments et à décrier sans réserve les médecines complémentaires. » Ce vaste chantier commence par la formation des médecins. Pendant des décennies, les approches non conventionnelles n’étaient guère évoquées dans les amphithéâtres des facultés. Résultat, une méconnaissance de ces pratiques, de leurs risques autant que de leurs atouts. Au point même que de nombreux patients renoncent à évoquer un éventuel recours à des approches complémentaires avec leur médecin traitant, de crainte d’être considérés avec condescendance. Depuis 2021, la situation commence à évoluer, le thème de « l’utilité et des risques des interventions non médicamenteuses et des thérapies complémentaires » étant enseigné obligatoirement au cours du 2e cycle des études médicales. « Le CUMIC a proposé que six à dix heures de cours soient consacrées à ces sujets, rapporte le Pr Nizard. Le ministère de l’Education supérieure et de la Recherche ne précise pas le volume horaire, chaque faculté décide ce qu’elle veut ou peut mettre en place. »

La chasse aux dérives

L’évaluation scientifique des pratiques constitue un autre versant nécessaire à la mise en place d’un cadre. C’est ce à quoi s’emploie le Pr Ninot. « Avec plus de mille personnes, dont des experts, nous avons bâti un modèle d’évaluation standardisé de ces pratiques. Il est cautionné par 28 sociétés savantes et trois autorités de santé. Il va changer la donne : pour qu’une démarche soit considérée comme rationnelle, elle doit pouvoir être examinée dans le cadre d’un protocole, être décrite, être reproductible… Identifions ainsi de façon scientifique les pratiques qui fonctionnent pour les mettre en œuvre. » Dans le chantier d’encadrement, les pouvoirs publics ont également leur rôle à jouer. « Nous leur demandons notamment d’encadrer les diplômes et les formations qui réglementent l’exercice des professions liées aux pratiques complémentaires, plaide Anne Taquet. La Ligue contre le cancer réclame aussi une régulation des dénominations et titres utilisés par les praticiens. » Pour l’heure, nulle mesure concrète à l’horizon. Le gouvernement entend néanmoins se saisir du sujet et a créé, à l’été 2023, un Comité d’appui pour l’encadrement des pratiques de soins non conventionnelles. Ce groupe s’est réuni à deux reprises et a décidé, lors de sa dernière convocation, la mise en place d’un dérivomètre destiné à informer le grand public sur les risques de dérives de telle ou telle pratique. L’outil reposera sur plusieurs critères. D’abord, le praticien consulté : est-ce un professionnel de santé ou, au contraire, un individu se réclamant d’un titre non réglementé ? Deuxième critère, le diplôme : le praticien en a-t-il un, ou a-t-il au moins suivi une formation validée par l’Etat ? Vient ensuite la pratique exercée : derrière un terme générique, quelle réalité se dessine ? « Les deux derniers aspects concernent le cadre dans lequel est exercée une pratique – la situation est différente entre, par exemple, le recours à l’hypnose dans un service hospitalier et dans un lieu anonyme en pleine campagne – et son coût qui doit être rapporté à celui d’une prestation remboursée par la Sécurité sociale », complète le Pr Nizard.

En attendant la mise en place d’un cadre, le recours aux thérapies non conventionnelles doit toujours être entouré de certaines précautions. La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) met particulièrement en garde contre les praticiens qui dénigrent la médecine conventionnelle, incitent à arrêter les traitements, promettent une guérison là où la médecine a échoué… « Si c’est trop cher, trop simple ou trop ésotérique, si on vous incite à arrêter vos traitements conventionnels, partez en courant, synthétise le Pr Ninot. N’hésitez pas à évoquer le sujet avec un professionnel de santé, qu’il soit médecin, infirmier, pharmacien, etc. Et méfiez-vous de ce que vous lisez sur les réseaux sociaux, en ignorant en particulier les conseils que d’autres patients pourraient vous y donner. »

Médecine, interventions non médicamenteuses, thérapies complémentaires : kézako

  • La médecine regroupe l’ensemble des connaissances scientifiques et des moyens mis en œuvre pour la prévention, la guérison et le soin des maladies, des blessures et des infirmités.
  • Les interventions non médicamenteuses (INM) sont, selon la Haute Autorité de santé, « des interventions non pharmacologiques, non invasives, ciblées et fondées sur des données probantes ». En pratique, elles peuvent désigner des intervention physiques, psychologiques, nutritionnelles, numériques ou ergonomiques. Comme le souligne l’item 327, que doivent apprendre les étudiants en médecine, « de nombreuses INM sont validées, avec un haut niveau de preuve, et reconnues comme l’activité physique adaptée, certaines psychothérapies, des régimes, des méthodes de rééducation, des méthodes d’éducation par la santé… ».
  • Les thérapies complémentaires agissent en complémentarité avec d’autres méthodes validées. Parmi ces médecines non conventionnelles, de nombreuses « n’ont pas fourni un niveau de preuves scientifiques suffisant quant à leur rapport bénéfices/risques pour être intégrées dans l’arsenal thérapeutique », indique ce même item 327.

3 commentaires

  • Santé et dérives dit :

    Bonjour. Merci pour cet article et votre action. En tant que professionnelle de santé préoccupée comme vous par les risques de dérives, je lis  » Avec plus de mille personnes, dont des experts, nous avons bâti un modèle d’évaluation standardisé de ces pratiques. Il est cautionné par 28 sociétés savantes et trois autorités de santé. Il va changer la donne : pour qu’une démarche soit considérée comme rationnelle, elle doit pouvoir être examinée dans le cadre d’un protocole, être décrite, être reproductible ». Serait-il possible d’obtenir plus d’informations à ce sujet? Merci beaucoup pour votre réponse.

    • Admin France Assos Santé dit :

      Bonjour, et merci pour votre commentaire.
      L’évaluation standardisée à laquelle la personne fait référence est en cours d’élaboration.
      Pour plus d’information, vous pouvez consulter le NPIS, le Non Pharmacogical Intervention Society, ou contacter le Pr Grégory Ninot.

  • Santé et dérives dit :

    Merci! Bonne journée.

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