L’interprétariat en médecine de ville

Ce dimanche, c’est la journée mondiale de la sécurité des patients : or pour être bien soigné, il est indispensable que patients et soignants puissent communiquer et parfaitement se comprendre. C’est tout l’enjeu de l’interprétariat linguistique en santé.

En 2017, la Haute Autorité de Santé (HAS) publiait un Référentiel de compétences, formation et bonnes pratiques sur l’interprétariat linguistique dans le domaine de la santé. Or si les établissements de santé sont organisés depuis plusieurs années pour faire appel à des interprètes pour leurs patients allophones, le système semble encore en rodage chez les professionnels médicaux et paramédicaux de ville. Des plateformes proposant des services d’interprétariat compétents dans les secteurs médico-sociaux existent bel et bien et ont une solide expérience depuis leur structuration dans les années 1970. Cependant le frein principal reste le financement de tels services, encore en phase d’expérimentation non pérenne pour la médecine de ville. Reste qu’il faudra ensuite sensibiliser les professionnels de santé à s’en emparer et à respecter les bonnes pratiques en la matière.

Quelques dates clés :

L’exemple d’une maison de santé et de la CPTS du XXème arrondissement de Paris

Le docteur Mady Denantes est médecin généraliste à la Maison de Santé Pyrénées-Belleville, dans le 20ème arrondissement de Paris, où l’interprétariat est très bien organisé. Le problème pour mettre en place un tel dispositif, nous confie-t-elle, est le temps que cela nécessite et son coût. Les deux sont liés, puisqu’en dehors du coût de la prestation d’interprétariat, il y a aussi le fait que des consultations avec interprètes sont toujours plus longues et que ce temps n’est pas facturable par le praticien. Pour Mady Denantes, le temps supplémentaire pris pour un patient qui a besoin de ce service, même s’il n’est pas valorisé, est indispensable pour assurer un soin de qualité. Elle fait remarquer : « Cela me permet de m’assurer que nous nous comprenons mutuellement avec mes patients et j’en profite pour aborder des sujets annexes complexes, comme celui des violences intra-familiales éventuelles, pour lesquels, sans un interprète qualifié, j’aurais du mal à trouver comment m’exprimer. ».

Si la Maison de santé Pyrénées-Belleville bénéficie de financements pour un service d’interprétariat par téléphone dans le cadre d’un programme d’expérimentation, il se trouve par ailleurs que la Communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) du XXème arrondissement propose aussi à tous ses professionnels de santé affiliés, une prise en charge de prestations d’interprétariat par téléphone pour leurs consultations avec des patients allophones. Pour cela, la CPTS Paris 20 a signé, il y a 3 ans, une convention avec l’association ISM Interprétariat. Christophe Jolivet, Masseur-kinésithérapeute libéral et Coordinateur de la CPTS Paris 20 indique que sur 327 professionnels de santé adhérents à la CPTS de l’arrondissement (qui en compte plus de 1000), 53 ont demandé à avoir accès à ce service et qu’une quinzaine de soignants l’utilise régulièrement, pour un coût annuel de 1200 à 1800€, prélevés sur le budget de la CPTS Paris 20, elle-même financée par l’Assurance maladie. Le coordinateur explique qu’ils ont choisi ISM Interprétariat suite aux bons échos que la CPTS avait reçus de la part d’autres CPTS et du COMEDE (Comité pour la santé des exilés). En effet, la CPTS Paris 20 n’est pas un cas isolé et d’autres CPTS ont déjà mis en place un fonctionnement identique pour leurs soignants.

Un temps de consultation allongé qui peut être un frein à l’utilisation de l’interprétariat par les professionnels de santé

Christophe Jolivet reconnaît que les consultations en coordination avec un interprète sont quasiment toujours plus longues que les consultations classiques. Il explique que les patients sont contents de pouvoir s’exprimer clairement et en profitent souvent pour poser un maximum de questions.

Le Dr Denantes, elle-même très active au sein de la CPTS Paris 20, est étonnée que le service soit finalement assez peu utilisé par ses confrères et consœurs : « Nous avons craint à la CPTS Paris 20, que cela explose notre budget, mais ce n’est pas le cas. J’imagine que l’une des raisons est sûrement que cela rallonge beaucoup la consultation, bien que la mise en relation avec un interprète soit rapide. Par ailleurs, ni le patient, ni le professionnel de santé ne voit l’interprète puisque cela a lieu par téléphone et je trouve parfois que cela créé une sorte de distance dans la relation soignant-soigné. Les praticiens ont davantage pris l’habitude, dans un premier temps, même si ce n’est pas idéal, notamment pour des raisons de secret médical, de passer par un proche accompagnant pour traduire. Certains de mes collègues utilisent également des applications de traduction. Finalement, nous faisons appel au service d’interprétariat dans les cas où l’on doute vraiment que le patient nous comprendra bien. ».

Le Dr Denantes utilise le service une à deux fois par mois. Lorsqu’elle appelle le service, elle donne simplement un code d’abonnement et son nom, puis attend la mise en relation avant de mettre le haut-parleur pour un échange qui se déroulera donc à 3 voix. Il rarement arrivé que la plateforme ne trouve pas d’interprète disponible. Il s’agissait alors de langues rares, même si l’association, par laquelle la CPTS Paris 20 passe, propose 185 langues.

DANS SON RÉFERENTIEL DE 2017 SUR L’INTERPRÉTARIAT LINGUISTIQUE DE LA SANTÉ, LA HAS RAPPELLE que le recours à un tiers non formé à l’interprétariat présente plusieurs limites et risques, tout particulièrement sur le fait qu’il ne garantit pas le respect du secret professionnel ou de l’impartialité de l’interprète. La HAS précise par ailleurs que l’interprète médical : « utilise des compétences non seulement linguistiques, mais aussi interculturelles ainsi que des connaissances spécifiques aux principaux champs d’intervention. ».

Sur l’usage des sites de traduction en ligne, la HAS ajoute qu’il s’agit d’un outil de communication unilatéral, non adaptée pour toutes les langues, surtout pas pour les langues rares, que la création de phrases est très limitée, sans apport possible de nuances et que cela retire la dimension humaine apportée par un interprète et peut distraire le professionnel de santé par rapport aux véritables enjeux de soins de sa consultation.

Exemple d’une association d’interprétariat médico-social avec ISM Interprétariat Paris

Parmi les principales associations d’interprétariat compétentes à intervenir dans le champ médico-social (voir la liste en page 13 du Référentiel de la HAS), ISM Interprétariat Paris (ISM pour inter-service migrants), ne s’est pas détournée des valeurs républicaines qui ont motivé sa création en 1970. L’association n’a jamais travaillé avec le secteur marchand et a concentré ses activités sur le service public, pour accompagner les professionnels de santé, mais aussi les policiers, les pompiers, les enseignants, les travailleurs sociaux, etc.

Aziz TABOURI , Directeur général de l’association explique : « Nous proposions 6 langues en 1970 et près de 185 langues aujourd’hui. Nous avons commencé en région parisienne avec des interprètes qui intervenaient à vélo et désormais ils interviennent en présentiel, par téléphone, par visioconférence, par écrit, sur toute la France, DOM TOM compris, 24/24 et 7/7. ISM propose également un service d’écrivain public et un autre d’informations juridiques gratuit sur le droit des étrangers. La finalité de ces services est l’intégration des étrangers non (encore) francophones pour leur permettre d’accéder à leurs droits, dont celui essentiel de la santé. ».

L’association reçoit chaque année 517 000 appels d’une durée moyenne de 20 minutes par appel. Elle emploie 650 salariés pour 550 équivalents temps plein qui assurent 80% de l’activité. Les autres 20%, notamment pour les langues les moins sollicitées, sont assurés par des interprètes indépendants avec lesquels l’association met en place des garanties de partenariat mutuelles. Depuis 2005, l’association fonctionne sans aucune subvention, entièrement en auto-financement, or « Nous avons des frais de fonctionnement incompressibles liés à l’exigence du recrutement et de la formation continue de nos interprètes ainsi qu’à la mise en relation très rapide, puisqu’elle se situe entre 2 et 4 minutes en moyenne. Cependant, nous faisons en sorte qu’une prestation d’interprétariat ne soit pas plus chère qu’une consultation médicale. Seule une association à but non lucratif peut parvenir à assurer ce difficile équilibre. », poursuit le directeur d’ISM Interprétariat.

Le développement particulier de l’interprétariat en médecine de ville

Alice Vonfelt, Chargée de développement et de relation clients à ISM Interprétariat, note que si historiquement, ISM a mis en place de nombreux partenariats avec les groupements hospitaliers, depuis 4 ou 5 ans la problématique de l’interprétariat pour la médecine de ville s’est renforcée. Elle précise qu’actuellement, les partenariats d’expérimentation pour l’interprétariat en médecine de ville les plus importants sont portés par les Agences Régionales de Santé (ARS), même si d’autres institutions s’y engagent également. L’ARS Grand Est notamment s’est beaucoup investie dans ce type d’expérimentation en mettant même en place un marché public en 2020, pour identifier un prestataire pour tous les médecins, sage-femmes et infirmier.e.s libéraux de la région. Cette expérimentation touche à sa fin, en espérant qu’elle sera reconduite. Des expérimentations semblables sont progressivement portées par les autres ARS, selon diverses modalités.

Bien sûr, on pourrait rétorquer que la médecine libérale ne relève pas du service public et qu’une association comme ISM fait une entorse à sa règle. Sur ce sujet, le directeur répond : « Les praticiens de santé libéraux ne vont pas augmenter leur chiffre d’affaires grâce à notre service, au contraire, puisque lorsque qu’ils font appel à un interprète, cela allonge bien souvent le temps de consultation alors que leurs honoraires restent les mêmes. Cela participe à la qualité des soins, à la prévention, cela évite aussi beaucoup d’incompréhension et donc d’erreurs et d’errance médicales. Cet investissement engendre l’économie de coûts qui seraient finalement plus importants. ». Rappelons en outre que dans son rapport sur « Le modèle économique de l’interprétariat linguistique en santé », rendu en 2019, l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) indique (page 7) : « S’agissant de la médecine de ville, le recours à un fonds associé à une gestion directe des achats de prestations par l’Assurance maladie apparaît comme la solution la plus adaptée. ».

 

Pour la HAS les bénéfices de l’interprétariat en santé sont très clairs, et il n’y a aucune raison que cela soit plus valable à l’hôpital qu’en ville. Elle précise dans son référentiel :

Le recours à l’interprétariat linguistique dans le domaine de la santé garantit, d’une part, aux patients/usagers, les moyens de communication leur permettant de bénéficier d’un égal accès aux droits, à la prévention et aux soins de manière autonome et, d’autre part, aux professionnels, les moyens d’assurer une prise en charge respectueuse du droit à l’information, du consentement libre et éclairé du patient et du secret médical.

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