Troubles bipolaires : l’enjeu du diagnostic

Environ 2 % de la population souffre de bipolarité. Ce trouble, autrefois appelé psychose maniaco-dépressive, passe encore trop souvent sous les radars, selon une récente enquête de l’association Bipolarité France. Or tout retard de diagnostic est préjudiciable pour la qualité de vie des personnes atteintes de troubles bipolaires. Non traitées, nombre d’entre elles se retrouvent en situation de marginalisation sociale. Hauts, bas, fragile : témoignages et paroles d’experts.

Seize ans : c’est le temps que Renaud Maigne, 47 ans, a dû attendre avant de pouvoir enfin s’entendre dire qu’il souffrait de troubles bipolaires. Pour lui, tout a commencé en 1997. « J’étais étudiant en Angleterre quand les premiers signes se sont manifestés : j’ai sombré dans une dépression sévère. J’ai dû rentrer temporairement en France où j’ai vu un psychiatre qui m’a donné des antidépresseurs. Quatre mois après, c’était fini. Mais à partir de ce moment-là, j’ai eu régulièrement des épisodes dépressifs, à raison d’un par an, entrecoupés de phases maniaques. J’étais exalté, mais à 20 ans, c’est super. On me prenait pour un bon vivant. J’étais très sportif, adepte du surf et de la voile, que je pratiquais en prenant des risques considérables. Peu à peu, j’ai commencé à multiplier les achats compulsifs et à tomber dans l’addiction à l’alcool, puis aux anxiolytiques car j’étais sujet à des crises d’angoisse terribles. Personne ne comprenait mes troubles de l’humeur, pas même moi », raconte le président de l’association Bipolarité France. L’année de ses 36 ans, il est enfin diagnostiqué, à la suite d’une hospitalisation d’une semaine : à bout de force. Repos, et réveil dans la peau d’un patient, non plus dépressif, mais bipolaire.

Une diversité de formes

L’histoire de Renaud Maigne est loin d’être exceptionnelle. En santé mentale, l’errance diagnostique est une contingence fréquente, ce que rappelle l’enquête menée par Bipolarité France auprès des personnes souffrant de troubles bipolaires, et publiée fin mars. Si 50 % des répondants déclarent avoir été diagnostiqués entre deux et cinq ans après l’apparition des premiers symptômes, ils sont 29 % à avoir dû attendre entre cinq et quinze ans, et 20 % plus de quinze ans. Et dans 40 % des cas, le diagnostic a été posé par un psychiatre après admission à l’hôpital – et 42 % par un psychiatre en consultation externe. Dans 6 % des cas seulement, les personnes ont été diagnostiquées par un médecin généraliste. Selon les propos rapportés, deux raisons principales expliquent ce constat pour le moins alarmiste : le manque de formation des médecins de premiers recours et des symptômes parfois plus complexes qu’on l’imagine à repérer et/ou décrypter.

« Il existe deux formes de bipolarité, précise le Pr Chantal Henry, psychiatre au GHU Psychiatrie & Neurosciences, à Paris. Les troubles bipolaires de type 1 se définissent par des épisodes d’exaltation, ou maniaques, suffisamment sévères pour entraîner un handicap et en général une hospitalisation. La bipolarité de type 2 se caractérise par des récurrences dépressives dominantes et des phases d’exaltation d’intensité moins importante (hypomanie) qui, parce qu’elles ont un moindre impact socialement, peuvent passer inaperçues ». D’où la confusion encore fréquente entre bipolarité et trouble dépressif (sans période d’euphorie), ce qu’attestent 37 % des personnes sondées.

Une mortalité précoce

La conséquence, ce sont notamment des prescriptions inappropriées, si on ne recherche pas systématiquement une phase d’exaltation, caractérisée par des changements de rythme. L’errance diagnostique peut ainsi durer plusieurs années. « L’absence de traitement précoce et adapté entraîne une évolution négative de la bipolarité et la survenue de comorbidités psychiatriques et somatiques », souligne le Pr Henry. Difficultés de concentration et d’attention, addictions (drogues, sexualité, jeux…), troubles anxieux, risques cardiovasculaires, maladies du métabolisme, désinsertion sociale… L’impact sur la vie privée et le travail concerne 68 % des patients non traités, selon l’enquête de Bipolarité France.

Renaud Maigne, son président, a lui-même traversé pas mal d’épreuves, qui l’ont amené à créer l’association, pour que son parcours serve à d’autres. « J’ai connu des difficultés dans le travail, j’en ai beaucoup changé, dans les relations amicales et dans ma vie familiale. Il y a trois ans, j’ai divorcé. C’est très compliqué pour les proches de vivre avec une personne atteinte de troubles psychiques. La bipolarité vous marginalise. Or l’errance diagnostique favorise la survenue d’autres troubles et met en danger la vie des personnes qui en souffrent », témoigne-t-il. « Un patient sur deux non traités fera au moins une tentative de suicide et 15 % des patients bipolaires décèdent par suicide », renchérit le Pr Henry. L’espérance de vie des personnes atteintes de troubles bipolaires est réduite de dix ans en moyenne par rapport à la population générale.

Apprendre à gérer sa vulnérabilité

L’une des causes de la bipolarité tient à la génétique. « L’héritabilité compte pour 60 %, constate la spécialiste de l’hôpital Sainte-Anne. Chez une personne qui a un parent avec un trouble bipolaire, le surrisque de le développer à son tour est de 10 %. » Parallèlement, il y a aussi des facteurs environnementaux, comme dans toutes les maladies psychiatriques. Selon l’enquête de Bipolarité France, les traumatismes, au sens large, arrivent très largement en tête, suivis par la prise d’antidépresseurs (médicaments inadaptés contre les troubles bipolaires s’ils sont pris seuls, sans un régulateur de l’humeur) et, au coude à coude, l’isolement et le deuil. « Les études mettent en avant un nombre plus important de traumatismes durant l’enfance chez les patients qui souffrent de troubles bipolaires que dans le reste de la population, peut-être aussi des infections durant la grossesse ou des troubles obstétriques, confirme le Pr Chantal Henry. Mais chez une personne qui présente une vulnérabilité génétique, le premier épisode, dépressif ou maniaque, peut être déclenché par un élément de vie interférent, comme un stress, l’arrivée d’un enfant, etc. »

Cette vulnérabilité endogène persistera toujours. « Poser le bon diagnostic, c’est permettre au patient de comprendre et d’apprendre à gérer sa vulnérabilité. » Les résultats de l’enquête de Bipolarité France va dans le même sens. Pour nombre de sondés, le bon diagnostic leur a permis d’obtenir une explication sur leurs expériences passées et, surtout, de bénéficier d’une meilleure prise en charge. Cette dernière s’articule autour de 3 axes : des médicaments régulateurs de l’humeur, à l’instar du lithium, une psychothérapie et une bonne hygiène de vie. « Ils peuvent permettre de mener une vie satisfaisante », assure le Pr Henry. Cela peut toutefois prendre du temps, si l’on en croit Renaud Maigne : « Après le diagnostic, il a encore fallu quatre à cinq années pour trouver les bons traitements. Aujourd’hui, je suis stabilisé ». L’enjeu du diagnostic est donc crucial car plus le temps passe, plus les dommages s’accumulent (financiers, sanitaires, familiaux, etc.) et plus il est difficile de rebondir. L’espoir repose sur l’identification de biomarqueurs sanguins. Ce n’est pas qu’un vœu, des chercheurs européens, dont l’équipe du Pr Henry, à l’hôpital Saint-Anne, y travaillent. Verdict à l’horizon 2025. En attendant, le dernier mot à Renaud Maigne qui, il y a cinq ans, a emmené ses trois enfants chez un psychiatre afin qu’il leur explique la bipolarité : « Je leur ai très tôt parlé de mon trouble, mais ce rendez-vous m’a semblé important pour qu’il y ait un esprit apaisé dans la famille. Et ils m’en ont remercié ».

En savoir plus

Pour découvrir les résultats de l’enquête menée par l’association Bipolarité France, en partenariat avec Unafam et la Fondation Pierre Deniker, rendez-vous sur : https://bipolaritefrance.com

Sur la chaîne YouTube le divan des arts (Fondation Pierre Deniker), l’interview de Joachim Lafosse, le réalisateur du film « Les Intranquilles », qui évoque la relation complexe entre un personne bipolaire et ses proches : www.fondationpierredeniker.org

« Le retard de diagnostic associé à d’importants retentissements : c’est la double peine »

Marie-Jeanne Richard, présidente de l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam), partenaire de Bipolarité France sur l’enquête publiée le 30 mars 2023.  

« C’est important d’avoir ces chiffres qui ramènent à la vraie vie des patients. Ils nous rappellent que les premiers signes de la bipolarité apparaissent entre 15 et 25 ans, et que le diagnostic, pour une bonne part d’entre eux, est tardif. Traduction : une trop longue errance thérapeutique, entre huit et dix ans en moyenne, associée à d’importants retentissements au quotidien. C’est la double peine. Mettre un nom sur une maladie ou un trouble, c’est commencer à aller mieux. C’est la possibilité de se prendre en charge, qui n’existe pas tant que vous restez dans le flou. Or ces personnes ne comprennent pas ce qui se passe. Comprendre, c’est également mieux accepter et ce constat vaut aussi pour l’entourage, très souvent impuissant face aux changements d’humeur de la personne. Or ne pas comprendre, c’est juger, et en général plutôt négativement. Un aidant qui réalise l’effort que doit fournir le patient bipolaire aura d’emblée la bonne attitude. Cette enquête remet également en lumière une autre réalité : la fréquence des pensées suicidaires et des tentatives de suicide chez les personnes non traitées. En arriver à cette extrémité, c’est absolument terrible, en premier lieu pour elles, mais également pour les familles et les proches. Il faut renforcer la formation des médecins généralistes pour qu’ils posent les bonnes questions et orientent vers un spécialiste. Dans les troubles bipolaires comme dans la schizophrénie, ce sont eux qui sont en première ligne. Et c’est d’autant plus important que les troubles bipolaires se soignent. Non, vous n’êtes pas marqués au fer rouge : ce message est important à dire, aussi. »

www.unafam.org

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