Handicap : la galère de l’accès aux soins dentaires

Rien de plus banal qu’une carie ? Pas si sûr. Pour une personne en situation de handicap, les soins bucco-dentaires, même les plus élémentaires, peuvent s’apparenter à un vrai parcours du combattant. Entre les refus et les difficultés d’accès, le renoncement aux soins est fréquent. Direction Trélazé, dans le Maine-et-Loire, où le centre dentaire pour les personnes handicapées de la clinique Saint-Léonard est bien plus qu’une structure de soins : un espace d’accueil unique. Au propre comme au figuré.  

Si l’on excepte sa douceur légendaire et le souvenir de ses fameuses ardoisières, Trélazé, localité accolée à la ville d’Angers, n’a rien d’un spot touristique. De Belgique, du Nord, de la Drôme et de toute la région, nombreux sont ceux, pourtant, qui bravent les kilomètres pour rallier cette localité du Maine-et-Loire. Son secret ? Le centre dentaire pour les personnes en situation de handicap qui, depuis son ouverture en mars 2017, au sein de la clinique Saint-Léonard, ne désemplit pas. « Nous avons une file active de 9 000 patients », rapporte le Dr Laurence Williamson, chirurgienne-dentiste au centre d’odontologie, qu’elle a monté avec le Dr Sandra Zalinski, une ex-consœur du CHU d’Angers, où elles ont préalablement exercé, avant que l’établissement mette un terme à son offre de soins dentaires dédiés aux personnes fragilisées par un handicap, laissant des dizaines de familles démunies. Des cabinets dentaires privés comme celui de Trélazé, il n’y en a pas d’autre sur le territoire.

« Le but, c’est le soin, pas la formalité du soin »

Prodiguer des soins dentaires aux personnes en situation de handicap exige une adaptation des pratiques. Le protocole de ces consultations dites complexes passe souvent par un long travail d’habituation pour amener les patients au fauteuil. « La première consultation se fait parfois sur le parking, raconte le Dr Williamson. Avec une personne que je ne pouvais même pas toucher, j’ai dû attendre six ans avant de pouvoir pratiquer le premier détartrage. Depuis, on a personnalisé sa prise en charge : on a installé une fausse salle d’attente dans mon cabinet et, durant les soins, on lui projette des images d’oiseaux sur l’écran de distraction qui se trouve au plafond. » De même, certains de ces patients sont soumis à des mouvements incontrôlables (spasticité) qu’il faut tenter de contenir pour pouvoir les soigner.

Pour d’autres, ouvrir la bouche suscite une angoisse insurmontable. Lilly-Rose était dans ce cas. Atteinte du syndrome de Cornelia de Lange, elle a été gastrostomisée durant les quatre premières années de sa vie. Le traumatisme est tel qu’elle a longtemps refusé d’ouvrir la bouche. Avec le temps, et à force de patience, Lilly-Rose, aujourd’hui âgée de 14 ans, a quitté les genoux de Claire, sa mère, pour prendre place dans le fauteuil. Et si elle n’ouvre pas spontanément la bouche, désormais, elle laisse faire le Dr Zalinski. « Ce centre est un espace très ouvert. Par exemple, si ma fille rentre dans le cabinet de Sandra pendant un soin, elle ne lui demandera pas de sortir. Au contraire, elle va lui expliquer ce qu’elle fait et lui montrer que l’autre patient n’a pas mal. Le but, c’est le soin, pas la formalité du soin, raconte Claire. Il y a eu tellement de progrès au cours de toutes ces années que je ne sais pas où on en serait si on n’avait pas rencontré ces deux dentistes, et leur équipe. »

Un espace adapté aux patients

« Au centre, on reçoit des personnes qui sont restées sans solutions depuis des années, à l’instar de ce patient myopathe, trachéotomisé, de 34 ans, qui n’avait jamais montré ses dents, reprend le Dr Williamson. Il a fallu plus d’une heure, au brancard, pour enlever le tartre qui avait fini par pénétrer dans les joues. » Les Drs Williamson et Zalinski ont pris l’initiative de se consacrer à ces soins complexes, au moment où l’agence régionale de santé (ARS) lançait des appels à projets pour créer des dispositifs de soins dédiés. Elles se sont formées à la médecine bucco-dentaire (MBD), une spécialisation qui concerne la prise en charge des patients atteints de maladies rares ou de pathologies lourdes. Fin 2021, le centre s’est agrandi pour mieux répondre aux besoins. « Il occupe une surface de 503 m2, ce qui permet à trois brancards de se croiser, et possède trois fauteuils adaptés au transfert des patients avec un important handicap moteur », décrit le Dr Williamson.

Le cabinet est doté d’un équipement de pointe, notamment en matière d’implantologie, et bénéficie d’un accès au bloc opératoire quand cela est nécessaire et/ou préférable. En général, elles évitent les soins sous sédation. Tout le personnel soignant est formé à l’hypnose et à l’utilisation du gaz Méopa, deux techniques qui permettent de détendre les patients les plus anxieux. « Notre équipe est très soudée, très proche de ses patients », souligne le Dr Williamson. Les portraits en noir et blanc de certains d’entre eux s’affichent sur les murs de la salle d’attente, faisant de cet espace une sorte d’album photos familial.

Des soins sans dépassement d’honoraires

« Ici, je me sens accueillie, et ma fille n’est pas renvoyée à son handicap. Cet espace est un havre de paix, et ça fait du bien. » Et, last but not least, le centre pratique des tarifs sans dépassement d’honoraires pour les soins conservateurs. A ceci près que l’orthodontie chez un jeune de moins de 16 ans en situation de handicap n’est pas prise en charge par la sécurité sociale quand elle pratiquée par des spécialistes en médecine bucco-dentaire – formés pour offrir des soins de qualité à ce public !

Dans l’immédiat, le Dr Williamson continue d’aller de l’avant. Son nouveau projet : la duplication de leur expérimentation – viabilité, financements, étude de marché, etc. « Cela fait plaisir de savoir que des personnes qui étaient en errance thérapeutique ne le sont plus, mais ce serait mieux qu’elles ne le soient plus à moins de 600 km de chez elles », lance la dentiste, soutenue par les jappements de Toubib, le chien ou plutôt la mascotte du centre d’odontologie de Trélazé.

A Castres, l’APAJH 81 et l’hôpital intercommunal main dans la main  

Virginie Tournier a l’accent du Tarn, où elle travaille au sein de l’association départementale pour adultes et jeunes handicapées (APAJH 81). Elle est la cheffe de service de l’Institut médico-éducatif (IME) et de l’Unité d’Enseignement Maternelle Autisme (UEMA), au sein du pôle Enfance Scolarité et Expertise Autisme de Castres. Depuis 2015, le pôle a noué un partenariat privilégié avec le centre hospitalier intercommunal de Castres-Mazamet, afin d’améliorer l’accès aux soins pour les personnes en situation de handicap. « Avant, il n’y avait aucune coordination, explique Virginie Tournier. Cela reposait sur la bonne volonté des professionnels de santé. » Un travail de sensibilisation et de formation de l’APAJH 81 auprès des personnels soignants (représentations autour du handicap, droit, etc.) a permis de lever les blocages. Trois services dédiés aux soins complexes en odontologie, gynécologie et ophtalmologie ont été créés. « La désignation au sein de l’établissement hospitalier d’une référente parcours de soins complexes handicap aide à la facilitation de cet accès aux soins (contacts avec les professionnels de santé, aménagement des locaux, etc.), poursuit Virginie Tournier. Au départ, il y a eu une volonté des deux parties de mieux se connaître et de mettre à profit leur complémentarité. »

La mise en place de périodes d’immersion a également contribué à mieux appréhender les pratiques, les besoins et les difficultés des uns et des autres. « Au final, en osant la créativité, on voit que ça fonctionne », se réjouit notre interlocutrice. Même le discours des familles a évolué, particulièrement ce qui concerne les soins bucco-dentaires : « Avec la mise en place de consultations dédiées, les pratiques ont changé : chaque patient bénéficie d’un accompagnement spécifique, avec autant de consultations blanches que nécessaire et des soins ajustés – debout, assis, etc. Les familles se rendent compte que ces soins, longtemps refusés ou qualifiés d’impossibles, sont désormais faisables, et même sans anesthésie générale. Résultat, les délais pour obtenir un rendez-vous se sont allongés ». Quoi qu’il en soit, pour les personnes avec un trouble du spectre de l’autisme, ce service dédié représente une source de mieux-être incontestable. « Les actions de prévention sont d’autant plus importantes que beaucoup de ces patients ne peuvent pas exprimer leur souffrance », rappelle Virginie Tournier qui regrette que ce type d’expérimentation reste bien trop rare.

Santé orale et handicap : un colloque le 14 avril au Sénat

Patients, aidants, professionnels de santé, décideurs politiques, représentants de la Cnam, etc., tous ont rendez-vous au Palais du Luxembourg, à Paris, mi-avril, pour une journée de sensibilisation sur l’accès aux soins bucco-dentaires pour les personnes en situation de handicap. « Mobilisés pour la santé orale des personnes vulnérables » est l’intitulé de ce colloque organisé par Santé Orale et Soins Spécifiques (SOSS) et la Société française des Acteurs de la Santé Publique Bucco-Dentaire (ASPBD). Le code de la déontologie médicale a beau être très clair sur l’obligation faite au médecin d’examiner et soigner toutes les personnes, quelles qu’elles soient, dans les faits, on en est loin. « Pour les patients en situation de handicap ou leurs aidants, l’accès aux soins dentaires est une galère », constate Karine Pouchain-Grépinet, conseillère nationale santé de l’Association France Handicap (APF), membre de SOSS. En Ile-de-France, seuls 36 % des praticiens libéraux prennent en charge des personnes en situation de handicap et 57 % exercent dans un cabinet accessible à cette catégorie de la population1. Délai moyen d’attente pour accéder à un bloc opératoire pour soigner une carie à Paris : entre six et douze mois. Et pourtant, la région est dotée d’un réseau handicap prévention et soins odontologiques, Rhapsod’if. Son directeur, Alain Ngouma, par ailleurs président de SOSS : « Nous mettons en relation des familles et patients avec des chirurgiens-dentistes, membres du réseau. Sur les 13 régions que compte l’Hexagone, seules 8 possèdent un réseau de coordination ».

Fondé en 2011, SOSS a pour mission de regrouper ces différents réseaux régionaux pour harmoniser la prise en charge bucco-dentaire des personnes en situation de Handicap. Et l’améliorer. « En 2019, la revalorisation de deux actes complexes a été introduite dans la convention des chirurgiens-dentistes, mais l’Assurance maladie a peu communiqué sur ces deux nouvelles codifications. Et le logiciel métier ne les a toujours pas paramétrées », déplore Alain Ngouma. La réforme est passée, mais a-t-elle été le levier escompté ? « Nous n’avons aucun retour de l’Assurance maladie sur l’utilisation ou non de ce dispositif », relève Karine Pouchain-Grépinet. Formation initiale aux soins spécifiques à la faculté, prévention au sein des structures médico-sociales, intégration des chirurgiens-dentistes dans le parcours de soins, au même titre que le médecin généraliste ou le pharmacien, soutien aux praticiens mobilisés, etc., les pistes d’amélioration ne manquent pas. Une journée suffira-t-elle à faire monter le dossier des soins complexes sur le haut de la pile ? On recense en France 12 millions de personnes en situations de handicap. Et pour eux, comme pour tout autre assuré, les soins dentaires participent non seulement au bien-être, mais également à une bonne santé générale.

1 Selon une enquête de l’Ordre national des chirurgiens-dentistes, sur l’accès aux soins bucco-dentaires Dépendance, Handicap, Précarité, Maladies rares (2017).

1 commentaires

  • LESSCHAEVE dit :

    En sarthe depuis 2017, nous avons mis en place 5 dispositifs dédiés, réservés à l’accès aux soins bucco-dentaires des personnes en situation de Handicap et les personnes Agées Dépendantes. 3 de ces dispositifs peuvent intervenir sous sédation MEOPA et 1 sous Anesthésie générale.
    En 2022 sur l’ensemble de ces dispositifsnous avons effectué 1577 prises en charges.
    nous proposons également des Ateliers de « Sensibilisation/Prévention » bucco-dentaires destinées aux personnes concernées, aux aidants familiaux et professionnels : 42 Ateliers – 479 participants.
    Association COSIA – Réseau Prévention et Suivi Bucco Dentaire 72 « RPSBD « 

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