Les fumeurs de demain se recrutent aujourd’hui

L’industrie du tabac vend des produits qui tuent environ la moitié de ses clients. D’où la nécessité de s’assurer du recrutement de nouveaux fumeurs. Face aux stratégies des fabricants de tabac, les pouvoirs publics tentent avec plus ou moins d’efficacité de lutter contre le tabagisme notamment des jeunes.

« Apprentis fumeurs », « fumeurs débutants », « préfumeurs », « nouveaux testeurs », « marché de demain »… Tels seraient quelques-uns des termes utilisés par les services marketing des fabricants de cigarettes pour nommer les jeunes gens qui font leurs premiers pas dans le tabagisme, apprend-on à la lecture de l’ouvrage choc de Robert Proctor, Golden Holocaust (1), publié en France il y a quelques semaines.

Ce pavé de quelque 700 pages, rédigé en exploitant les millions de documents saisis lors de différentes procédures judiciaires intentées ces 30 dernières années, livre un constat éclairant sur les efforts que mène l’industrie afin de séduire ses jeunes prospects.

Le cynisme des fabricants de cigarettes mis au jour

A la lecture de cette enquête on apprend par exemple qu’en 1981 déjà, les experts de Philip Morris (cigarettes Marlboro, Chesterfield, L&M) définissaient « l’adolescent d’aujourd’hui » comme « le consommateur régulier potentiel de demain ». La multinationale relevait alors que Marlboro connaissait le succès qui était le sien en partie parce qu’elle était devenue « la marque de choix chez les adolescents qui lui restaient fidèles en vieillissant ».

Pas moins cynique, la société Reynolds (Camel, Winston, Pall Mall, etc.) emploie le terme de « fumeurs de remplacement » qu’il est essentiel de recruter pour compenser le « taux de perte » important parmi ses clients.

Cibler les nouveaux fumeurs avant qu’ils atteignent l’âge de 20 ans, tel est donc le challenge de cette industrie… et cela aujourd’hui encore très vraisemblablement. Pourquoi ? « Car s’ils ne fument pas avant cet âge, les prospects des fabricants de cigarettes auront moins de probabilités de fumer après, explique Jacques Le Houezec spécialiste de santé publique et de la dépendance au tabac. Plus l’initiation débute tôt, plus le risque de dépendance est élevé. De même que plus la durée du tabagisme est longue et plus il est difficile d’arrêter de fumer ».

La dépendance se joue dès le plus jeune âge

Pas étonnant donc que l’industrie du tabac dépense chaque année des dizaines de milliards de dollars, selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), pour attirer de nouveaux clients qui remplaceront ceux qui meurent ou qui renoncent au tabac. Que ce soit par des moyens publicitaires classiques ou par une promotion et un parrainage indirects.

Ces nouveaux clients sont en majorité des jeunes. « La plupart des consommateurs de tabac commencent avant l’âge de 18 ans », évalue l’OMS.

Pourtant, en France, le champ des possibles pour les fabricants de tabac en matière de promotion, auprès des mineurs notamment, s’est considérablement étiolé ces dernières années.

Retenons outre l’interdiction de publicité pour les produits du tabac (loi Evin 1991), l’interdiction de vente aux moins de 16 ans (2003) puis aux moins de 18 ans, l’interdiction de fumer dans les lieux publics (2008) ou encore l’interdiction de vente des cigarettes bonbons (2009)…

Un ado sur trois fume quotidiennement

En dépit de ces mesures, le tabac reste largement consommé par les jeunes Français. En 2011, selon les données de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), plus de quatre jeunes de 17 ans sur dix (42 %) déclarent avoir consommé du tabac au cours des trente derniers jours.

Après une baisse significative de 5 % entre 2005 et 2008, l’usage quotidien a augmenté entre 2008 et 2011 (31,5 % contre 28,9 %), avec une légère prédominance masculine (30,2 % parmi les filles, 32,7 % parmi les garçons).

Au collège, toujours d’après l’OFDT, la consommation quotidienne de tabac reste rare avant 14 ans (moins de 2 % des élèves concernés en classes de sixième et de cinquième). Son usage augmente nettement ensuite. Dès la classe de 4e, 7,9 % d’élèves se déclarent fumeurs quotidiens, avec un doublement de cette proportion en troisième (15,8 %).

« Malgré une expérimentation plus tardive, le tabagisme quotidien féminin se développe ensuite plus rapidement, au point d’être proche de celui des garçons à la fin du collège ». Une étude publiée récemment (lire notre entretien avec son auteur le pneumologue Bertrand Dautzenberg) laisse entendre que le tabagisme des jeunes serait en recul. Ses résultats restent à confirmer.

Le mythe tenace qu’il est cool de fumer

Les spécialistes ès jeunes l’affirment : les ados perçoivent encore le tabac comme un produit de consommation courante qu’ils associent à des valeurs positives telles que l’affirmation de soi, l’indépendance, la fête, le glamour ou encore l’esprit de rébellion. Les industriels de la cigarette ont compris depuis belle lurette la valeur symbolique que l’acte de fumer pouvait présenter dans l’inconscient des jeunes gens.

En 1975, écrit Robert Proctor, les fabricants de tabac parlaient de « fumer comme d’un plaisir interdit, du ticket d’entrée dans la grande salle de la société des adultes ; il fallait donc toucher ceux qui n’avaient jamais fumé en présentant la cigarette comme l’un des rares rites d’initiation au monde adulte ».

« Pour quiconque voulait vendre à des jeunes qui n’avaient jamais fumé, poursuit l’auteur, les impératifs étaient clairs : communiquer sur l’attrait de la maturité, le vernis de la rébellion et l’illusion que les nouveaux fumeurs savent ce qu’ils font ». Le cow-boy viril de Marlboro reste la meilleure illustration du concept.

Il n’empêche qu’aujourd’hui, le risque associé au tabagisme est perçu avec beaucoup plus d’acuité, par les jeunes gens comme par les fumeurs plus âgés. Sur la dizaine d’ados que nous avons interrogés, la totalité a confirmé son inquiétude quant aux répercussions sur la santé que le fait de fumer entraîne. Rappelons à cet égard que le tabac tue la moitié de ceux qui en consomment régulièrement.

Un risque identifié, qui reste toutefois lointain

Le risque est connu, mais il reste lointain. « Je me dis que je suis jeune et que j’ai tout le temps pour arrêter, je ne compte pas fumer toute ma vie, explique Raphaëlle, 16 ans, consommatrice depuis 2 ans. Je fume 5 à 6 cigarettes par jour en semaine, un peu plus le week-end et en soirée. Environ 10 par jour le week-end ».

Julien, 16 printemps, clope depuis l’âge de 13 ans à raison d’un demi-paquet par jour et n’a quant à lui aucune velléité d’arrêter. Accro ? « Oui ». Dangereux le tabac ? « Tant pis », lâche-t-il.

On le voit, un petit travail de sensibilisation serait peut-être nécessaire. Sollicité sur le sujet, le ministère de la Santé nous a adressé cette réponse : « À l’occasion de la journée mondiale sans tabac de 2013, des mesures pour lutter contre le tabagisme en France ont été annoncées par la ministre des Affaires sociales et de la santé, en particulier à destination des jeunes :

– le développement d’une aide au sevrage tabagique pour les jeunes de 20 à 25 ans, aide qui a permis de tripler le forfait de remboursement (de 50 € à 150 €) ;

– la promotion des lieux ouverts sans tabac basée sur le volontariat des villes pour éviter, par exemple, de fumer dans les parcs d’enfants ;

– une campagne de communication innovante de l’INPES, intitulée « Libre ou pas », lancée en septembre 2012 ».

De nouvelles mesures promises par les pouvoirs publics

D’autres mesures sont actuellement à l’étude, promet-on au ministère de la Santé. « Elles seront intégrées dans la loi de santé et dans le Plan national de réduction du tabagisme, que la ministre de la santé remettra au Président de la République d’ici l’été ».

« C’est seulement les préventions à l’école qui peuvent être intéressantes », rapporte une autre ado que nous avons interrogée, fumeuse régulière elle aussi. C’est un fait : le lieu où les futurs fumeurs passent le plus clair de leur temps, l’école, n’est l’objet d’aucun programme de prévention d’envergure.

« Peu de choses sur le tabac au lycée », confirme Juliette, 15 ans non fumeuse mais qui n’exclut pas un jour d’essayer. Une ou deux campagnes télé lui viennent à l’esprit, sans relais toutefois sur les bancs du lycée. En tout cas beaucoup moins que sur le VIH ou la Sécurité routière qui sont des thèmes largement plus abordés dans le cadre de l’école.

Parmi les mesures prévues par le gouvernement pour lutter contre la consommation de tabac, la mise en place du paquet neutre sans logo, déjà en vente en Australie. C’est ce qu’indique Le Figaro ce 30 mai : « les logos, qui restaient jusqu’ici, avec le prix, la dernière arme marketing des cigarettiers, seront bannis des paquets » (lien vers l’article du Figaro, « Tabac : les mesures chocs de Marisol Touraine »).

Un vrai travail de prévention sur les bancs de l’école ?

Autre témoignage, celui de Justine, élève en 4ème : « Ma prof de physique a fait un aparté sur le sujet parce qu’on parlait de combustion. Mais jamais on ne nous a proposé de moment dédié à la prévention du tabagisme ». Une piste de réflexion pour le ministère de la Santé conjointement avec l’Education nationale ?

Et puisqu’on en est aux pistes, 66 Millions d’Impatients invite les pouvoirs publics à mettre en place de façon urgente un dispositif contraignant visant à ce qu’enfin l’interdiction de vente aux mineurs, inscrite dans la loi depuis maintenant 5 ans, soit respectée (lire à ce propos notre enquête « Interdiction de vente aux mineurs : une législation trop facilement contournée »).

(1) Golden Holocaust – La conspiration des industriels du tabac, Robert N. Proctor, Ed. Equateurs, mars 2014.

 

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