Interdiction de vente aux mineurs : une législation trop facilement contournée

Les buralistes, dans leur grande majorité, ne respectent pas l’interdiction de vente aux mineurs. Une profession hors-la-loi dont les pratiques perdurent du fait de l’inaction des pouvoirs publics en matière de contrôle et de sanctions.

« Bonjour, je voudrais un paquet de Winston bleue, s’il vous-plaît ». Aurore a 14 ans. Accompagnée (discrètement) d’un journaliste de 66 Millions d’Impatients, elle a parcouru pendant un après-midi d’avril les rues de Rennes afin d’évaluer dans quelle mesure les buralistes respectent l’interdiction de vente aux mineurs.

Sur 10 bureaux de tabac visités, elle a obtenu… autant de paquets de cigarettes. Dans un seul bureau de tabac, la buraliste s’est inquiétée de son âge :

– « Tu es sûre que tu as 18 ans ? »

– « Ben oui, Madame »

– « Tu as une pièce d’identité ? »

– « Non, je l’ai oubliée »

– « Il faudra que tu y penses la prochaine fois… 6,50 €, s’il te plaît. »

Nous avons répété ce testing à Brive où un seul des 10 débitants de tabac visités a refusé de vendre un paquet à notre cliente mystère (âgée de 16 ans). En tout, sur nos 20 visites, deux buralistes seulement (dont celui qui a refusé la vente) ont demandé la carte d’identité de l’apprentie fumeuse.

Des milliers de jeunes gens piégés chaque année

La loi est claire pourtant. Depuis 2009, les buralistes sont tenus de refuser aux mineurs la vente de produits du tabac ou leurs ingrédients, y compris le papier et les filtres. Cette mesure est venue renforcer une disposition adoptée en 2003 interdisant la vente aux moins de 16 ans.

« Le tabagisme tue en France plus de 60 000 personnes chaque année. Il s’agit de la première cause de mort prématurée qu’il est possible d’éviter. Ce fléau touche particulièrement les jeunes, filles comme garçons », écrivait en novembre 2011 Xavier Bertrand, alors ministre de la Santé.

Interpellé par le Comité national contre le tabagisme (CNCT) sur les suites qu’il entendait donner aux résultats accablants d’une étude menée auprès de 430 débits de tabac, le ministre indiquait avoir signé une « circulaire demandant aux Préfets d’accentuer les contrôles dans les lieux qui ne respectent pas la réglementation ».

Au cours de cette étude, réalisée en mai 2011 par l’institut de sondage LH2 pour le CNCT, 62 % des buralistes de l’échantillon ont accepté de vendre un paquet de cigarettes à un ou une mineur. Un taux proche de 40% lorsque ledit mineur n’était âgé que de 12 printemps.

Des contrôles souhaités mais non réalisés

Bien que les buralistes soient tenus, en cas de doute, de vérifier l’âge du demandeur, seuls 8 % ont réclamé une pièce d’identité et 26 % ont demandé l’âge du jeune qui se présentait à eux. « Une nette majorité (70 %) n’a fait aucune démarche particulière de vérification de l’âge, s’indigne le CNCT. Or, on constate que parmi les débitants qui ont demandé d’emblée la pièce d’identité, la vente a été refusée ».

« Pour une plus grande efficacité, peut-on lire dans la circulaire co-signée par Xavier Bertrand et Claude Guéant, ministre de l’Intérieur à l’époque, les actions de prévention et de sensibilisation méritent d’être menées parallèlement avec des opérations de contrôle, lesquelles doivent concilier pédagogie et sanctions des infractions ».

A noter que la phase de sensibilisation auprès des débits de tabac a en partie déjà eu lieu dans le cadre des réunions que les préfectures ont eu à organiser à l’automne 2009, peu après l’entrée en vigueur de l’interdiction de vente aux mineurs. En pratique, les ministères de la Santé et de l’Intérieur invitaient les préfectures à « concevoir et mettre en œuvre un plan de contrôle » de nature à assurer le respect de l’interdiction de vente aux mineurs notamment.

Qu’en a-t-il été à Rennes par exemple ? Jointe au téléphone, la préfecture d’Ille-et-Vilaine nous a indiqué n’avoir mis en place aucune action spécifique, qu’il s’agisse de sensibilisation ou de contrôles. Pas étonnant donc, qu’une ado de 14 ans parvienne encore aujourd’hui à se procurer un paquet de cigarettes dans la totalité des bureaux de tabac du centre-ville dont elle a poussé la porte.

L’inquiétante inaction des pouvoirs publics

La situation n’est guère plus brillante à Paris où selon une enquête menée chaque année auprès d’un échantillon de 3600 collégiens et lycéens âgés de 12 à 19 ans (lire ici notre entretien avec le pneumologue Bertrand Dautzenberg, le principal auteur de cette étude), près de 80 % des jeunes fumeurs en 2013 se sont procurés sans difficultés leurs cigarettes dans un bureau de tabac. Ce taux est de 12 % chez les mineurs de 12 ans et de 88 % chez ceux âgés de 17 ans.

Des résultats qui devraient interpeller les pouvoirs publics, estime Bertrand Dautzenberg. A nos interrogations sur la répétition d’études, d’enquêtes et de testings mettant en évidence les pratiques illégales des buralistes, le ministère de la Santé n’a pas souhaité se prononcer. Quant aux services du ministère de l’Intérieur, ils ont botté en touche, préférant nous renvoyer vers les préfectures.

« Le plus difficile en fait c’est surtout de se procurer de l’argent », observe Raphaëlle, une lycéenne de 16 ans. Fumeuse régulière depuis qu’elle est âgée de 14 ans, elle indique ne pas se souvenir d’un buraliste qui lui aurait refusé l’achat de cigarettes.

Sur la dizaine de jeunes gens que 66 Millions a interrogés pour cette enquête, le constat est toujours le même : les mineurs n’ont aucun problème à se procurer du tabac. Résultat : on estime qu’entre 200 000 et 300 000 enfants et jeunes adolescents tombent chaque année dans le piège de la cigarette.

Les chiffres accablants se suivent et se ressemblent

Selon la littérature, l’impact de l’interdiction de vente du tabac aux mineurs est pourtant loin d’être négligeable, notamment lorsque cette mesure est intégrée dans une stratégie globale de protection des jeunes face aux méfaits du tabac (interdiction de la publicité sur les lieux de vente, augmentation des prix, suppression des petits conditionnements, campagnes d’information, etc.).

Les jeunes gens qui perçoivent le tabac comme relativement facile à acheter ont plus de risques de devenir des fumeurs réguliers que ceux qui le considèrent comme plus difficile, estime le CNCT, citant une étude américaine publiée en 2008.

Et l’association de rajouter : « Une application efficace de cette loi par des contrôles réguliers et des sanctions à l’encontre des débitants en infraction peut réduire la consommation de tabac de manière significative chez les jeunes ».

Oui, sauf que les pouvoirs publics n’en font rien. Sollicité par 66 Millions d’Impatients sur les entorses massives à la réglementation des débitants de tabac, Pascal Montredon, président de la Confédération des buralistes de France, a refusé de nous répondre. Comme quoi, chez les buralistes, on sait parfois dire « non » !

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