Depuis plusieurs années la Caisse nationale d’Assurance maladie (CNAM), à l’instar d’autres organismes de protection sociale, déploie des algorithmes pour détecter les fraudes parmi les bénéficiaires de prestations sociales, comme la Complémentaire Santé Solidaire (C2S). La récente publication des détails de cette démarche, en apparence légitime, nous questionne à plus d’un titre.
Un manque de transparence alarmant
Il y a d’abord l’opacité entourant l’utilisation de ces outils algorithmiques pour cibler les usagers à contrôler. Selon des documents de la CNAM, révélés par l’association La Quadrature du Net, les algorithmes attribuent un « score de risque » aux bénéficiaires en fonction de critères discutables. Si l’Assurance maladie reconnaît avoir changé le modèle qui avait cours en 2021, elle refuse de divulguer les critères actuellement utilisés, comme en témoigne Le Monde dans son édition du 5 décembre dernier. Un silence préjudiciable : comment dans ces conditions garantir que ces outils ne bafouent pas les droits fondamentaux des patients ou ne reproduisent pas des biais discriminatoires ? Questions légitimes au vu des éléments disponibles.
Les patients, premiers concernés, sont les grands oubliés de cette logique algorithmique malgré les obligations émise par la loi dans le Code des relations entre le public et l’administration. La justification de l’Assurance maladie de refuser cette transparence pour éviter d’éveiller les soupçons chez les fraudeurs n’est pas acceptable. La procédure mise en œuvre ne permet pas de distinguer la fraude authentique des erreurs de déclaration (complexité à la fois du système déclaratif et des situations financières des personnes, éloignement numérique, etc.), alors que ces dernières représentent une part importante des « anomalies » ciblées.
Des pratiques ciblant toujours les plus fragiles
Autant le savoir : si vous êtes une femme de plus de 25 ans ou une mère avec un enfant mineur, vous répondez au profil-type du fraudeur, selon l’algorithme utilisé par la CNAM en 2021 et dont rien ne prouve à ce jour qu’il ait été modifié. Pas mieux, voire pire, si vous êtes en invalidité, avez eu des arrêts de travail, consommé des soins et même simplement si vous avez appelé l’Assurance maladie. Ces profils, identifiés statistiquement comme « plus à risque » sont victimes d’un ciblage qu’on ne peut qualifier autrement que de discriminatoire, avec pour résultat de les précariser plus encore.
Notre récente enquête sur les restes à charge invisibles (RACI) montre un renoncement aux soins pour la moitié des 3 000 personnes interrogées pour cause financière, plus particulièrement chez celles ayant des revenus inférieurs à 2 000€ mensuels, alors que le seuil le plus haut de la C2S se situe à 1 144€ par mois. Les plus précaires, qui sont déjà les plus touchés par les coûts de la santé et leur augmentation, se retrouvent donc en première ligne des contrôles.
Le non-recours aux droits : un scandale ignoré
Près de la moitié des personnes éligibles à la C2S n’en bénéficie pas, faute d’information ou d’accompagnement. Dans le même temps, ces systèmes anti-fraude ciblent les personnes le plus en difficulté avec les services publics et donc les moins à même d’effectuer des recours. Cela entraîne parfois des ruptures de droit abusives qui, certes, permettent d’atteindre les objectifs chiffrés de réduction de la fraude, mais interrogent sur l’éthique et la solidarité universelle du système de santé. Des inquiétudes déjà pointées par le Défenseur des droits, en 2017, dans son rapport Lutte contre la fraude aux prestations sociales : à quel prix pour les droits des usagers ?
Nous partageons la vigilance de la société civile, et demandons des gages pour une transparence complète de l’usage des algorithmes dans les contrôles sociaux et des politiques ambitieuses pour combattre le non-recours aux droits. Alors que le déploiement d’algorithmes et systèmes d’intelligence artificielle s’accélère, les services publics et administrations ne doivent pas se sentir intouchables, mais se doivent au contraire d’être exemplaires en parallèle d’un renforcement du cadre règlementaire.
Ce n’est pas aux patients de payer les erreurs structurelles d’un système biaisé. L’accès aux soins est un droit fondamental, pas une faveur conditionnelle.