Cinquante ans d'aventure psychiatrique vus par Boris Cyrulnik, Les âmes blessées, par une image extraite du film Vol au-dessus d'un nid de coucou

Cinquante ans d’aventure psychiatrique vus par Boris Cyrulnik

Dans Les âmes blessées*, le deuxième tome de ses mémoires, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik livre un témoignage de l’évolution des pratiques en psychiatrie depuis la moitié du XXe siècle.

« Nous sommes partis, accompagnés par deux infirmiers dont l’un avait les yeux pochés. A la main, il tenait un énorme trousseau de clés. A chaque porte, il fallait tâtonner pour ouvrir, ici sur une salle, là sur une cour. Nous étions scrutés par des malades hostiles. Quelques uns déambulaient en marmonnant. Jusqu’au moment où nous sommes arrivés aux dortoirs : trois grandes pièces parallèles débouchant sur un même couloir. Les infirmiers ont fait sortir les malades de la première salle et, pendant qu’ils étaient dans le couloir, ils ont enlevé à la fourche la paille qui composait la litière de ces hommes. D’un coup de jet d’eau ils ont lavé le sol puis remis une couche de paille fraîche. Ils ont fait rentrer les malades et sont passés à la salle suivante ». 

De la paille humide au divan du psychiatre

Nous sommes en 1966 dans un hôpital psychiatrique de la région parisienne. Ce récit, publié dans le deuxième tome des mémoires de Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et directeur d’enseignement à la Faculté des lettres et sciences humaines de Toulon, témoigne de la prise en charge déplorable proposée à l’époque aux personnes atteintes de troubles mentaux. Dans cet ouvrage, l’importateur en France du concept de résilience (capacité pour un patient de se remettre d’un traumatisme, sujet largement abordé dans cet ouvrage) revient sur la naissance de la psychiatrie moderne… Loin – mais pas tant que ça – de la criminelle lobotomie, l’humiliante paille dans les hôpitaux ou encore l’enfermement des patients.

La lobotomie a été massivement pratiquée pendant la première moitié du XXe siècle. Cette intervention qui consiste en l’ablation du lobe préfrontale du cerveau altère la capacité du patient à anticiper. L’efficacité est totale : les obsessions disparaissent, les angoisses aussi puisque le lobotomisé ne peut plus imaginer ce qui l’attend. Sauf que le patient paye l’ablation de cette partie de cerveau par la disparition de toute vie psychique. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler l’apathie de Jack Nicholson à la fin du film de Milos Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou.

La révolution des neuroleptiques

« La mort mentale, tel était le prix de la brève liberté que lui avait offerte la lobotomie », résume Boris Cyrulnik. A partir de 1950, les neuroleptiques ont disqualifié cette amputation cérébrale et rendu pensable l’ouverture des hôpitaux psychiatriques. « Avant la commercialisation des neuroleptiques, 80% des schizophrènes hospitalisés ne ressortaient plus jamais des hôpitaux, peut-on lire dans l’ouvrage du neuropsychiatre. Quelques années après, entre 1960 et 1970, les chiffres s’étaient inversés : 25% des psychotiques restaient à l’hôpital, 25% faisaient comme les portes tournantes, ils sortaient et rentraient sans cesse, mais 50% parvenaient à se socialiser, parfois très bien, mais souvent avec un handicap ».

Un changement radical de paradigme : « Les fous – c’est ainsi qu’on les appelait alors –, expliquait Boris Cyrulnik au micro de France Inter en novembre 2014, ne faisaient plus peur aux soignants. On a découvert qu’on pouvait parler avec ces gens-là et mieux comprendre leur monde mental afin de les aider à s’en sortir ». La psychanalyse s’est naturellement invitée auprès des patients et a joué un rôle fondamental dans la très nette amélioration des soins qui leur étaient prodigués. « Mai 68 allait faire fleurir les bourgeons de la nouvelle psychiatrie. Nous lisions avec intérêt Michel Foucault, nous y apprenions que la loi sur le Grand Renfermement en 1656 avait exclu les fous et les marginaux. Nous adhérions à ses idées, puis nous sortions de l’hôpital par la porte grande ouverte où passaient les familles pour faire leurs visites et les pensionnaires, en sens inverse, pour aller se balader en ville ».

Des avancées dans la douleur

Ces avancées, tout comme celles qui ont suivi, n’ont pas eu lieu sans heurts. Résistances au changement obligent… L’ouvrage de Boris Cyrulnik livre ainsi de nombreux exemples des querelles de clocher entre différentes disciplines ou courants de pensées qui ont accompagné le développement de la psychiatrie moderne. Le neuropsychiatre fustige notamment le dédain dont ont été l’objet les travaux d’éthologie (l’étude des comportements des animaux) dans la compréhension de la génèse des pathologies mentales chez l’enfant à l’âge pré-verbal. Dédain qui trouve, selon lui, son origine dans des écrits proches de l’extrême droite nazie de l’un de ses promoteurs Konrad Lorenz dans les années 40. 

En dépit d’un prix Nobel attribué en 1973 à ce même Lorenz ainsi qu’à deux autres comportementalistes, « les travaux d’éthologie étaient disqualifiés par ceux qui refusaient de les lire parce qu’ils étaient disqualifiés. Ces récitations réflexes empêchent les débats. On préjuge d’une théorie qu’il convient d’ignorer, afin de la haïr. C’est ainsi que bêlent les troupeaux de diplômés, unis par une même détestation. La haine devient le liant d’un groupe d’où le plaisir de penser a été chassé ». La pensée réflexe et convenue autrement dit, plutôt qu’une réflexion calme et posée… Ce constat navrant n’est-il pas toujours d’actualité ?

Quel avenir pour la psychiatrie ?

Aujourd’hui encore, Boris Cyrulnik regrette que l’éthologie ne soit pas parvenue à s’imposer en France : « Les laboratoires ferment les uns après les autres pour des raisons surtout idéologiques, beaucoup de psys refusant de voir l’intérêt des animaux pour la psychologie », indique-t-il cité par le Républicain Lorrain. Il reste que ces cinquante ans d’aventure psychiatrique ont donné à l’auteur « des moments de bonheur, quelques épreuves difficiles, le sentiment d’avoir été utile et le bilan de quelques méprises », écrit-il. De « ce long chemin », il retient « le plaisir de comprendre, de soulager et parfois de guérir les souffrances psychiques des âmes blessées ». Pour lui, on est encore loin toutefois d’une parfaite compréhension de « cet objet hétérogène qu’on appelle psychiatrie ».

L’idée que Boris Cyrulnik se fait du futur de la discipline, exprimée en conclusion de ses mémoires, témoigne qu’il n’a rien perdu de son enthousiasme : « Par bonheur, les jeunes psychiatres savent faire bouillonner les idées. Je les trouve moins dogmatiques que leurs aînés. On les voit se côtoyer dans des publications de biochimie, de psychanalyse et de sociologie pour comprendre et décrire un nouvel objet qu’ils appellent eux aussi « psychiatrie » comme leurs anciens. Le débat n’est pas clos. Les récits que font ces jeunes sont différents, plus solides, plus simples, moins ambitieux, moins prétentieux que ceux de leurs aînés. On y sent, plus que jamais, le plaisir de comprendre et le bonheur de soigner les âmes blessées. Que l’aventure continue et qu’on en parle ensemble dans cinquante ans ! ». Puisse Esculape nous prêter vie jusque-là… 

Boris Cyrulnik, Les âmes blessées (2014), Editions Odile Jacob, 336 pages, 22,90 €.

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