Grève des laboratoires de biologie : le signal inquiétant d’une dérive financière du système de santé ?

C’est une première en France : 95% des laboratoires de biologie sont fermés depuis lundi 14/11/22 matin en raison d’une grève qui témoigne de l’engagement d’un « bras de fer » entre les représentants des laboratoires, l’Assurance Maladie et le gouvernement. Cette situation inédite prive les usagers de la santé d’un pan essentiel de leur parcours de soins et dessine en creux le risque d’une dérive économique du système de santé. Explications.

L’origine de ce bras de fer ? La CNAM recherche des marges de manœuvres et demande un effort aux biologistes qui justifie une contribution exceptionnelle de 250 Millions d’€ en 2023 et surtout veut instaurer une baisse de tarif touchant l’ensemble des actes de biologie, susceptible d’être maintenue dans le temps.

Les syndicats de biologistes sont d’accord pour « reverser » les 250 millions d’€ compte tenu de l’impact économique de l’activité de dépistage et de diagnostic de Covid-19 en 2020 et 2021 (le gouvernement a calculé que l’activité correspondante s’est traduite par une augmentation de 3 milliards d’€ de la marge brute des laboratoires pour un chiffre d’affaires estimé à 7 milliards d’€ sur cette même période). En revanche, les syndicats dénoncent la mesure touchant le prix des actes, estimant devoir faire face à une « politique austéritaire » menaçant l’équilibre financier des laboratoires dans les années à venir. Les arguments avancés par les syndicats sont en rapport avec la qualité des soins, le recul de la biologie de proximité et enfin la menace de suppression d’emplois.

En réalité, nous sommes en droit de nous interroger sur l’impact d’une financiarisation rapide des entreprises qui contrôlent désormais près de 60% de l’offre nationale d’examens de biologie. Le « bras de fer » engagé avec le gouvernement semble avant tout motivé par la recherche d’une rentabilité suffisante pour assurer le remboursement d’un endettement très important. Depuis 2013, la réforme de la biologie médicale a accéléré la mutation du secteur dans le sens d’une concentration voulue par le régulateur. La France comptait 10 fois plus de sociétés exploitantes de laboratoires par habitant que l’Allemagne ou l’Angleterre à la fin de la décennie précédente et la concentration recherchée devait permettre de disposer de plus grands plateaux techniques et d’une organisation plus performante, sans sacrifier l’accès de proximité. Le nombre de sociétés exploitantes est ainsi passé de 5 000 en 2008 à 400 en 2023. Les laboratoires « indépendants » ne représentent plus désormais que 30% de l’offre de biologie.

Cette « consolidation » s’est accompagnée de l’entrée en lice de fonds d’investissements supportant la stratégie de rachat des petits laboratoires « historiques » par des groupes industriels spécialisés qui ont connu une croissance très rapide (dont Biogroup, CERBA, Inovie, Synlab/Labco, EUROFINS). Le contexte économique et la concurrence entre ces groupes ont eu pour effet de survaloriser le rachat des parts des laboratoires en recourant à une ingénierie financière complexe : apport en capital et surtout en emprunts « rachats avec effet de levier » créant des dettes importantes associées à des taux d’intérêts assez élevés. Ainsi, depuis quelques années et notamment en 2021, avec « l’effet d’aubaine » octroyée par la mise en œuvre du dépistage de la Covid-19, la valeur des parts dans les laboratoires encore indépendants a atteint des sommets (jusqu’à 3 fois leur chiffre d’affaires annuel ou plus de 10 fois leur marge brute). Pour prendre l’exemple de l’un de ces groupes leaders, Biogroup voit son endettement atteindre des sommets après avoir levé près de 3 milliards d’€ auprès de fonds d’investissements internationaux privilégiant des prêts remboursables.

Dans ces conditions, il faut comprendre que le « modèle d’affaires » choisis par le secteur de la biologie, afin de permettre le remboursement des emprunts et garantir la rentabilité des sommes investies par les fonds d’investissements internationaux, reposent sur la pérennité, voire la croissance, de l’enveloppe de dépense de biologie, au niveau national, décidée par les PLFSS et négociée par l’Assurance Maladie à l’occasion des « négociations conventionnelles » avec les syndicats de biologistes.

Or, confrontés à la crise économique et soumis à des impératifs de soutien envers des volets entiers du système de santé beaucoup moins privilégiés – le salaire des infirmières ou une meilleure valorisation du métier de généraliste par exemple, voire carrément négligés comme la pédiatrie – le gouvernement et l’assurance maladie sont désormais contraints de revoir les conditions d’allocations de ressources et d’arbitrer en fonction de besoins prioritaires pour éviter des pertes de chance et un recul de la santé des usagers.

On voit donc que le bras de fer engagé par les biologistes avec le gouvernement ne repose pas avant tout sur la défense de l’intérêt des usagers et des patients. D’ailleurs la fermeture annoncée dans le cadre d’une grève de trois jours, mais qui est présentée comme pouvant être illimitée, témoigne en réalité d’un comportement peu éthique de dirigeants inquiets de voir leur pari financier lucratif et très risqué remis en cause.

Les grèves dans le secteur sanitaire sont rarement aussi violentes et les professionnels se contentent de se signaler sans abandonner les patients et leur refuser des soins indispensables. Une telle évolution est à la fois dommageable compte tenu des pertes de chances possibles et de l’anxiété générée par ces fermetures, apparemment très suivies.

Cette situation nous alerte aussi sur le risque de voir les logiques financières prendre le pas sur la défense des usagers et des patients. Elle dévoile la faiblesse de la régulation française dès lors que les négociations conventionnelles gérées par la CNAM sont avant tout vues comme un moyen de défense privilégiée des intérêts catégorielles des uns et des autres.  Une autre formule doit permettre de concilier la recherche d’une meilleure efficience médicale et un meilleur usage des ressources avec le souci constant de maintenir un système de santé solidaire et éthique, au service de l’intérêt de toutes et tous.

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