Cancer et précarité : un combat sur deux fronts

Entre méconnaissance des dépistages, renoncement aux soins et difficultés financières, les personnes précaires paient un lourd tribut face au cancer, révélant les inégalités criantes qui persistent dans notre système de soins.

Face au diagnostic de cancer, la vie bascule. Mais, pour des millions de Français en situation de précarité, cette épreuve devient un parcours du combattant extrêmement compliqué. De fait, selon la situation sociale, la maladie ne se combat pas à armes égales.

La première conséquence de la précarité se constate en réalité avant même la découverte d’un cancer, au stade de la prévention et du dépistage. « La précarité est associée à un niveau de littératie en santé plus faible que dans la population générale, observe le Dr Charlotte Ngô, chirurgienne gynécologue spécialiste en cancérologie à l’hôpital privé des Peupliers (Paris). En d’autres termes, l’information et la culture sanitaires, ainsi que la compréhension du système de santé, font défaut aux personnes précaires. » Cela se traduit en premier lieu par une méconnaissance des programmes de dépistage organisé. L’étude Dessein, que le Dr Ngô a supervisée, montre ainsi que 45,2 % des patientes précaires ignorent l’existence du dépistage du cancer du sein, contre moins de 30 % chez les non précaires. « Il faut préciser que les campagnes de dépistage telles qu’elles sont conçues s’adressent davantage aux CPS+ qu’au public précaire », remarque Philippe Bergerot, le président de la Ligue contre le cancer.

Des priorités bousculées par la précarité

Au-delà du manque d’accès à l’éducation à la santé, ce sont également les contraintes du quotidien qui éloignent de la prévention et du suivi médical. « Dans la pyramide de Maslow qui représente la hiérarchie des besoins, les individus répondent d’abord à leurs besoins primaires (avoir un toit, pouvoir se nourrir…), souligne Aurélie Benoit-Grange, directrice de la Maison RoseUp Paris. Une personne en situation de précarité est alors contrainte de reléguer sa propre santé au second plan. Quand l’enjeu du quotidien consiste à parvenir à joindre les deux bouts et à donner à manger aux enfants, les questions de dépistage et de bonne hygiène de vie passent forcément après. »

La précarité majore, en outre, la probabilité d’adopter des comportements délétères pavant la voie aux cancers. L’exemple du tabagisme est éloquent : selon les données les plus récentes de l’Observatoire des inégalités, 29,8 % des 18-75 ans aux revenus les plus modestes fument quotidiennement, alors que ce taux ne s’élève qu’à 18,2 % chez les plus aisés. La même différence se retrouve dans la consommation d’alcool, la pratique d’une activité physique ou le recours à une alimentation variée et équilibrée. Conjugués à un suivi médical largement perfectible – voire inexistant –, ces éléments permettent de comprendre les chiffres publiés en 2019 par le Santé publique France : chez les hommes, 30 % des cancers du larynx et 26 % de ceux localisés aux lèvres-bouche-pharynx sont attribuables à un environnement socioéconomique défavorisé. Chez les femmes, c’est le cas de 21 % des cancers du col de l’utérus et de 16 % de ceux de l’estomac.

Des maladies plus développées

« Le fait de cumuler les difficultés – peu de dépistage, pas forcément de médecin référent, difficultés à prendre un rendez-vous, mauvaise hygiène de vie, etc. – retarde le moment où la maladie est découverte. Il faut ainsi parfois plusieurs mois pour avoir un diagnostic », note Philippe Bergerot. Un constat que partage le Pr Laurent Zelek, chef du service d’oncologie médical à l’hôpital Avicenne (Bobigny) : « Je vois encore des personnes en très grande misère arriver aux urgences avec des maladies très évoluées. » L’étude Dessein du Dr Ngô va dans la même direction en observant des tumeurs du sein plus volumineuses et des envahissements ganglionnaires plus fréquents chez les patientes précaires que chez celles qui ne le sont pas. « Les priorités des personnes précaires sont dictées par le quotidien et pas par leur propre santé, rappelle Charlotte Ngô. Elles ne consultent souvent que lorsqu’elles sentent qu’il y a un problème. »

Une fois le diagnostic posé, la situation ne s’arrange malheureusement pas pour les plus défavorisés. Les différences avec les personnes au statut social plus confortable ne s’observent certes pas dans les options thérapeutiques ou les traitements proposés. « Notre système de santé ne fait heureusement pas de différence entre les précaires et les autres, mais il laisse en suspens la question des restes à charge, souligne Philippe Bergerot. Entre les dépassements d’honoraires et les soins de supports, ils s’élèvent en moyenne à 1 200€ par an et bien plus dans le cas, par exemple, des cancers du sein et des reconstructions mammaires qu’ils induisent. » De fait, la précarité se traduit par un recours moins fréquent aux consultations psychologiques, diététiques, socio-esthétiques et à tous les autres soins dits de support. « Or, il s’agit de soins essentiels qui augmentent la qualité de vie, permettent de mieux supporter les effets indésirables de la maladie et des traitements, et participent à la diminution du risque de récidive », complète le Dr Ngô.

Finir par renoncer aux soins

Les traitements oraux des cancers bronchiques, par exemple, s’accompagnent d’une toxicité au niveau de la peau qui se traduit notamment par de la sécheresse et des éruptions cutanées. « Pour gérer ces effets indésirables, explique le Pr Zelek, il convient de modifier de nombreux gestes de la vie quotidienne et de recourir à des produits spécifiques : crèmes émollientes, huiles lavantes… Autant d’à-côtés importants pour les patients, mais pas couverts par l’Assurance maladie. » Un exemple parmi bien d’autres tant les conséquences de la pathologie et des traitements sont nombreuses. Sans moyens pour les assumer, le risque de baisser les bras est grand. Si les effets indésirables sont incontrôlables et invivables, les malades finissent par renoncer aux soins, confirme Aurélie Benoit-Grange : « Je me souviens d’une femme, mère isolée de trois enfants. Les effets de sa chimiothérapie étaient tellement prononcés qu’elle ne parvenait plus à quitter son lit pour s’occuper de ses enfants. Finalement, elle a décidé d’arrêter ses traitements. »

Ces dépenses imposées sont d’autant moins supportables que le cancer accentue la précarité, ou y plonge celles et ceux dont la situation était déjà fragile. La mise entre parenthèses de l’activité professionnelle rendue nécessaire par les lourds traitements se traduit inévitablement par une baisse des revenus. « Les cadres disposent d’une prévoyance qui fait le complément, mais les travailleurs précaires ne peuvent compter que sur les indemnités de la Sécurité sociale, reprend Aurélie Benoit-Grange. Pour certains, c’est impossible de faire vivre toute une famille avec si peu. Je vois donc régulièrement des femmes contraintes de refuser un arrêt maladie. » La situation est encore plus compliquée en cas de travail fragmenté entre de multiples employeurs, d’intérim ou, pire, de travail au noir. Là, aucune indemnité et une terrible alternative : continuer à travailler pour conserver des revenus, mais voir sa santé s’effondrer, ou se soigner en se paupérisant encore plus.
Des dispositifs existent heureusement pour venir en aide aux plus démunis. La Ligue contre le Cancer, par l’intermédiaire de ses comités départementaux et les Maisons RoseUp à Paris, Bordeaux et en ligne, proposent gratuitement des consultations et des ateliers de soins de support, comme des groupes de parole avec un onco-psychologue ou une nutritionniste, de l’activité physique adaptée, des séances de socio-esthétique à toute personne qui a un cancer, insiste Philippe Bergerot : « Il n’y a pas de raison que les soins de support soient réservés à telle ou telle catégorie de la population ».

Un reste à charge allégé, mais uniquement pour les cancers du sein

C’est à l’unanimité que l’Assemblée nationale a adopté, le 28 janvier dernier, la proposition de loi sur « la prise en charge intégrale des soins liés au traitement du cancer du sein par l’Assurance maladie ». Une enquête menée par la Ligue contre le cancer révélait en 2022 que 52 % des femmes touchées par ce cancer expriment des craintes pour tenir leur budget. Des difficultés financières qui conduisent 15 % d’entre elles à renoncer à la chirurgie réparatrice. Pour corriger cette situation, la nouvelle loi permet une prise en charge intégrale des prothèses mammaires, du tatouage médical de l’aréole et des sous-vêtements adaptés par l’Assurance maladie. Un arrêté complètera, par ailleurs, le texte en établissant une liste de produits susceptibles d’entrer dans le cadre de ce remboursement, comme les crèmes destinées à limiter la sécheresse cutanée ou les vernis prévenant la chute des ongles. Quant aux dépassements d’honoraires imposés par les chirurgiens à l’occasion de reconstructions mammaires, ils pourraient être plafonnés. Avant d’être adoptée par les députés, la loi avait en revanche été amputée de certaines dispositions par le Sénat, qui prévoyaient notamment d’accompagner d’autres types de cancer. « C’est une avancée, admet Philippe Bergerot. Mais dès lors qu’on a réussi à le faire pour une pathologie, il faut maintenant le reproduire pour les autres. »

Moins de traitements innovants pour les précaires

Quand on souffre d’un cancer, mieux vaut avoir une situation sociale confortable si l’on veut avoir la chance d’être inclus dans un protocole expérimental. C’est l’une des conclusions étonnantes de l’étude Dessein. Sur l’ensemble des personnes suivies, seulement 5,1 % des précaires ont été intégrées dans un essai clinique, contre près de 9 % pour les non précaires. Une différence qui s’explique par plusieurs raisons : « La plupart des essais ne sont pas ouverts aux patients qui ne bénéficient pas d’un régime régulier de Sécurité sociale, ce qui exclut d’office certains précaires, précise le Dr Ngô. Les difficultés de compréhension que pourrait manifester les patients face aux conditions de l’essai peuvent aussi dissuader les médecins de les leur proposer. Enfin, toutes les structures ne proposent pas des essais cliniques. On les retrouve surtout dans les CHU et les Centres de lutte. Quoi qu’il en soit, cette moindre inclusion dans les protocoles constitue une perte de chances, surtout dans les situations de maladie avancée, en limitant de fait l’accès aux traitements les plus innovants. »

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