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Grand âge, handicap, cancer : quand l’isolement impose une double peine

Dans un monde qui prône la connexion permanente, des millions de Français restent paradoxalement isolés. Personnes âgées, handicapées ou malades, toutes subissent un isolement qui ronge leur qualité de vie et menace leur santé.

Fléau silencieux, l’isolement social frappe volontiers les groupes les plus vulnérables de la société. Personnes âgées, en situation de handicap ou atteintes d’une pathologie chronique comme les cancers, toutes cumulent les difficultés liées aux défis physiques, émotionnels et logistiques qu’elles doivent endurer au quotidien à une coupure progressive avec le monde extérieur. Peu à peu, elles voient alors s’étioler les interactions sociales pourtant essentielles à leur bien-être. La solitude n’est pas seulement source de tristesse, elle entraîne des répercussions graves sur la santé physique et mentale, accroissant les risques de dépression, de déclin cognitif et même de mortalité prématurée. Face à ce constat alarmant, des initiatives émergent pour recréer du lien. Associations et citoyens s’engagent pour briser ces barrières invisibles. Illustration avec trois témoignages, évoquant chacun des situations à la fois différentes et proches.

530 000 personnes âgées en situation de mort sociale

Deux par mois. C’est le nombre de personnes qui meurent seules chez elles et sont retrouvées des semaines, voire des mois ou des années plus tard, selon le recensement conduit par les Petits Frères des pauvres. Un chiffre à mettre en parallèle avec les deux millions de personnes âgées isolées, dont 530 000 en situation de « mort sociale », c’est-à-dire qui n’ont quasiment aucun contact avec leur famille, leurs voisins ou les associations. « Cet isolement social extrême peut exister à tous les âges de vie, souligne Yann Lasnier, délégué général de l’association. Mais il se renforce avec l’âge, quand le tissu de relations sociales déjà fragiles s’effondre complètement. Parmi les 530 000 individus considérés en mort sociale, certains ont été isolés toute leur vie, d’autres le sont devenus après le décès de leur conjoint qui portait les relations sociales au sein du couple. » Constat alarmant, ce recensement date déjà de quelques années. Face à une société de plus en plus dure et à une pyramide des âges dont le sommet tend à s’élargir, « il est probable que les chiffres ne vont pas aller en s’améliorant, reprend Yann Lasnier. En 2025, on devrait compter 700 000 morts sociales et il ne serait pas étonnant de dépasser le million en 2030 ».

Comme pour les déserts médicaux, le phénomène touche toute la France : l’Hexagone comme les territoires ultramarins, les grandes villes comme les zones rurales. Partout, des déserts d’harmonie générationnelle se développent, favorisés par l’éclatement des familles à travers le pays et par « la raréfaction de ce qui dure toute la vie, dont l’amitié et l’amour, ce qui bouleverse l’écosystème relationnel. Pour beaucoup, le simple fait d’être touché – une main sur l’épaule, un baiser, une caresse – devient exceptionnel », constate Yann Lasnier. Pour l’heure, les travaux de recherche sur les conséquences de cet isolement galopant restent rares mais convergent tous vers une même observation : il altère tous les pans de la santé. En témoigne l’article publié en février 2024 dans The Lancet Healthy Longevity, qui fait la synthèse de 130 études consacrées à ce sujet. Ses conclusions : l’isolement social majore la fragilité physique ce qui, par ricochet, accélère la détérioration de tous les pans de la santé et pave la voie à la dépression, au déclin cognitif, aux chutes, aux hospitalisations, etc.

Face à cet isolement social croissant, l’Etat reste impassible, mais, note le délégué de l’association, « tout le monde a une réponse à apporter ». Pour favoriser l’engagement citoyen, celle-ci a lancé le dispositif « chasseur de solitude », permettant à chacun d’obtenir gratuitement un kit avec affichette, cartes à distribuer et outils pour engager la conversation. Le but est de permettre aux deux millions d’ainés qui souffrent d’isolement de passer un moment de convivialité. Même sans ces instruments, quelques réflexes contribuent à rompre cet isolement. « A commencer par arrêter de pester contre la petite grand-mère qui fait ses courses en même temps que vous et prend son temps à la caisse, enjoint Yann Lasnier. Il est possible qu’elle ne parle à personne d’autre qu’à la caissière de toute sa journée. »

Des bus solidaires contre l’isolement des personnes porteuses de handicap

La double peine. C’est le titre que la Fondation de France a donné au rapport qu’elle a consacré, en décembre 2018, à l’isolement relationnel des personnes handicapées ou malades. Elle y indiquait notamment qu’un tiers des personnes souffrant d’un handicap ou d’une maladie chronique pâtissaient de la solitude. « L’isolement des personnes en situation de handicap se retrouve partout en France, observe Jean-Luc Mortet, responsable interrégional des actions associatives pour APF France Handicap. Les centres urbains sont certes plus pratiques à vivre pour certaines formes de handicap, mais ils ne résolvent pas tous les problèmes. »

Première difficulté : les déplacements. En zone rurale, sans surprise, les moyens de transport adaptés restent rares. « La loi prévoit des transports de substitution mais, dans les faits, on n’y est pas du tout, note Jean-Luc Mortet. Même dans les villes, la mise en accessibilité des transports en commun a encore beaucoup de progrès à faire. » Les personnes à mobilité réduite qui ont essayé de prendre le métro parisien peuvent en témoigner. Mais les contraintes favorisant l’isolement dépassent la seule question de la mobilité. De façon plus pernicieuse, c’est la méconnaissance du handicap, la non-compréhension des différentes formes qu’il peut revêtir et des besoins spécifiques qu’il induit qui, ensemble, contribuent à mettre à l’écart le public qui en est porteur. « Les personnes en situation de handicap ont fréquemment peur d’être mal comprises et mal accueillies, elles craignent d’être prises pour quelqu’un qu’elles ne sont pas, en particulier si elles ont des difficultés d’élocution », regrette Jean-Luc Mortet.

Heureusement, la situation s’améliore peu à peu, notamment dans les jeunes générations, « sans doute plus enclines à accepter la diversité », avance le représentant d’APF France Handicap. De même, les entreprises sont de mieux en mieux préparées à accueillir des salariés en situation de handicap. « En dépit de ces avancées, le retard à combler est tellement important qu’il faudra encore beaucoup de temps avant de composer avec une société véritablement inclusive, estime Jean-Luc Mortet. En attendant, il est impossible de laisser les personnes concernées dans l’isolement. C’est la raison pour laquelle nous avons créé les bus solidaires ».

Concrètement, il s’agit de dispositifs itinérants associant bénévoles et salariés de l’association qui sillonnent la ruralité, les petites villes et les quartiers pour aller à la rencontre des personnes en situation de handicap leur empêchant tout déplacement. L’idée-force consiste à créer des moments de convivialité et du lien social autour de plusieurs thématiques : information sur les droits et aides pour les faire valoir, rupture de l’isolement en développant les liens avec le tissu associatif local, accès au numérique, assistance aux démarches administratives, boutiques solidaires… Ces tournées, organisées toutes les 4 à 5 semaines par les délégations régionales d’APF France Handicap ne peuvent fonctionner qu’en s’appuyant sur des interlocuteurs locaux, en particulier les Centres communaux d’action sociale (CCAS) et les associations. « Sans eux, nous ferions chou blanc, souligne Jean-Luc Mortet. Ils nous permettent à la fois de cibler les personnes qui peuvent bénéficier des services proposés par les bus solidaires et annoncent notre venue dans les territoires. » Autre élément indispensable à l’efficacité du dispositif : le financement. Les seuls fonds publics restent insuffisants pour en assurer la pérennité, aussi les dons du grand public demeurent indispensables pour permettre aux bus à la fois de circuler toute l’année et d’étendre leur couverture géographique.

Cancer : la vie sociale entre parenthèses

Pour Sabine Prud’homme, il s’est écoulé moins de 24 heures entre l’annonce de son diagnostic de leucémie aigüe myéloblastique et la mise en place des traitements. En attendant une greffe, elle partage désormais son temps entre son domicile et l’hôpital, où elle multiplie les séjours en chambre stérile. Du jour au lendemain, cette directrice des ressources humaines âgée de 48 ans a dû mettre son activité professionnelle entre parenthèses et organiser la garde de ses enfants. Ainsi coupée du monde, elle éprouve bien vite un profond sentiment s’isolement : « J’ai la sensation de vivre dans une bulle. Autour de moi, tout le monde continue à courir, à vivre une vie normale dans laquelle je ne suis pas. C’est très difficile à accepter, cela engendre un mélange continu de tristesse et de frustration ». Dans son malheur, même coupée du monde, Sabine a malgré tout la chance d’avoir conservé de nombreux proches – famille, amis, collègues – qui prennent régulièrement de ses nouvelles. « Beaucoup d’entre eux se trouvent cependant démunis. Ils voudraient aider, mais ne savent pas comment s’y prendre. Je leur explique qu’un petit mot, une photo ou un coup de fil peuvent sembler insignifiants mais sont importants en ce qu’ils me permettent de rester en contact avec l’extérieur », raconte-t-elle.

Lors des permanences téléphoniques qu’elle assure sur le service d’écoute de la Ligue contre le Cancer, Justine Brun entend souvent ce sentiment exprimé par les malades de se sentir complètement déconnectés de ce que vivent les personnes autour d’eux. « La pathologie cancéreuse continue à faire peur car elle reste rattachée, dans l’inconscient collectif, à la mort. L’entourage peut prendre ses distances de lui-même ou la personne malade peut l’écarter pour le protéger ou se préserver de ses réactions et ses angoisses. » Pour anticiper cette difficulté, Sabine Prud’homme a choisi la transparence : « Dès le début de ma maladie, j’ai enregistré des vidéos avec mon téléphone afin d’expliquer précisément la situation à mes proches et ainsi être claire ».

Selon le profil des patients, cette communication n’est pas toujours possible. « Les personnes de nature anxieuse vont s’isoler davantage pour se mettre à l’abri et n’avoir à gérer que leur propre mal-être, remarque Justine Brun. Cet isolement appauvrit globalement la personne malade de liens sociaux et d’apports qui auraient pu l’aider dans son parcours de soins. Moins elle est en lien avec les autres, moins elle va pouvoir accéder à des bienfaits qui pourraient lui permettre de vivre plus sereinement sa maladie. Cela évolue bien souvent vers un état de déprime, voire une dépression, ce qui va finalement se traduire par une double peine : au diagnostic d’une maladie physiologique s’ajoute ainsi celui d’une pathologie psychique. »

C’est précisément pour éviter cet écueil que la Ligue contre le cancer met gratuitement à disposition de chacun son numéro vert d’écoute (0 800 94 09 39). In fine, l’objectif est de souligner que la vie ne s’arrête pas pendant la maladie et que, si l’entourage ne sait pas comment réagir, d’autres aidants sont présents. « En remobilisant la personne, en lui faisant prendre conscience de ses propres ressources et en l’informant sur ce que la Ligue propose localement dans ses comités départementaux, nous espérons réduire le ressenti de solitude, d’isolement et, par conséquent, bien souvent la dépression », précise Justine Brun.

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