toxicité, perturbateurs endocriniens

Régulation des perturbateurs endocriniens : comment l’industrie est parvenue à retarder l’échéance

L’Organisation mondiale de la Santé parle de « menace planétaire ». Les perturbateurs endocriniens (PE) sont impliqués dans le développement de nombreuses pathologies (cancers, troubles du développement, de la fertilité, obésité, diabète, etc.). L’encadrement de l’utilisation de ces substances toxiques, qui entrent dans la composition d’une multitude de produits de la vie quotidienne, se heurte au lobbying acharné de l’industrie.

Dans un rapport publié en mai avec l’ONG Corporate Europe Observatory, titré A toxic affair: How the chemical lobby blocked action on hormone disrupting chemicals, Stéphane Horel, journaliste indépendante, a levé le voile sur les dessous des stratégies employées par ce lobby pour faire capoter l’adoption d’une réglementation plus protectrice pour les citoyens. Interview.

66 Millions d’IMpatients : Quel était l’objectif du travail que vous avez mené pour la rédaction de ce rapport ?

SHorel-itwStéphane Horel : Mon but était de montrer comment le lobbying s’exerce au sein de la Commission européenne et de quelle manière, l’industrie de la chimie et des pesticides à force de ruses diverses et variées est parvenue à obtenir le report d’une réglementation qui lui était défavorable. En 2012, lors d’une conférence de la Commission européenne portant sur les PE, j’ai vu se dérouler sous mes yeux ce lobbying. J’ai eu envie de le raconter en live. Pour ce travail, il a fallu éplucher quantité de documents internes à la Commission européenne obtenus grâce au règlement autorisant l’accès aux documents des institutions européennes. En deux ans, je me suis prévalue de cette disposition à une trentaine de reprises. Emails, notes internes, « position paper » des industriels… En tout, des centaines de documents ont pu être consultés. Ils ont permis de décortiquer avec précision les méthodes employées par l’industrie pour protéger ses intérêts, par exemple en exploitant les dissensions internes au sein même de la Commission ou encore en réclamant avec succès une étude d’impact économique sur la mise en place d’un encadrement plus strict des PE.

66 Millions : A quel moment, les autorités européennes ont-elle commencé à se pencher sur la réglementation des PE ?

S.H. : La question de la toxicité de ces composés est posée depuis le début des années 90. En 2009, les députés européens ont décidé que les pesticides présentant des propriétés perturbatrices devaient être réglementés. Pour ce faire, l’Europe avait besoin de définir des critères scientifiques permettant d’identifier les substances à bannir du marché ou celles à placer sous surveillance. Le Parlement a alors donné à la Commission jusqu’à la fin de 2013 pour mettre en place cet outil. Une grande bataille de l’influence a débuté dans les coulisses de la démocratie européenne. Dans un premier temps, c’est à la Direction générale de l’environnement que le travail de définition de ces critères a été confié. Ses fonctionnaires ont commandé une étude pour faire le point sur les connaissances scientifiques les plus récentes en matière de PE. Cette étude a été menée par le Professeur Andreas Kortenkamp, professeur en toxicologie humaine qui a remis son rapport en février 2012. L’auteur conclut de son travail que la base scientifique est aujourd’hui suffisamment solide pour en effet construire une politique de gestion du risque que présentent les PE. Et qu’il est urgent d’agir.

« Des centaines de documents ont pu être consultés qui ont permis de décortiquer avec précision les méthodes employées par l’industrie pour protéger ses intérêts »

66 Millions : Comment a réagi l’industrie à la publication de ce rapport ?

S.H. : Très mal. Dès sa publication, le rapport Kortenkamp a été l’objet d’une série d’attaques la plupart financées par l’industrie et confiées à des firmes de lobbying scientifique. L’objectif de ces sociétés : fabriquer de la matière scientifique pour défendre des produits dangereux comme le bisphénol A, les pesticides ou la cigarette. Autrement dit : fabriquer le doute, remettre en question la qualité des études et compliquer la tâche du régulateur. Puisque la science nourrit de nombreuses décisions politiques, elle est la cible d’influences partisanes. De fait, l’industrie s’est lourdement mobilisée pour que la définition des PE soit la plus limitée possible parce qu’elle souhaite continuer à utiliser ces produits sans interférences de la réglementation. Les enjeux sont énormes. Les PE sont présents dans de très nombreux produits : les cosmétiques, les ordinateurs, les objets en plastique, les détergents, les produits alimentaires, les pesticides, les biocides, etc. L’adoption de mesures contraignantes pour la protection des populations, c’est l’apocalypse pour l’industrie. Au niveau mondial, CropLife International, qui représente les intérêts des fabricants de pesticides et d’OGM, parle d’une perte attendue de 65 milliards d’euros si la définition des critères de la DG environnement était appliquée. Voire… D’autant que des scientifiques ont estimé que le coût des maladies liées aux PE s’élève à près de 158 milliards d’euros par an dans l’Union européenne, sans compter les cancers du sein et de la prostate !

66 Millions : La manufacture du doute, dites-vous… Cette stratégie a-t-elle été la seule employée lors de cette campagne de lobbying ?

S.H. : L’industrie a aussi joué de son influence auprès d’autres Directions générales de la Commission (DG Santé et consommateurs (Sanco) et DG entreprises) afin d’affaiblir la DG environnement qui dans ce dossier a été la seule à défendre l’intérêt des citoyens. Bien plus sympathique à celui des industriels, la DG Sanco dont la porte est toujours grande ouverte pour les représentants de l’industrie des pesticides, initie à l’été 2012 une procédure parallèle à celle de la DG environnement en saisissant l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa) afin qu’elle se prononce elle aussi sur les PE. Avec peut-être l’espoir qu’elle entérine les revendications de l’industrie. Cela aurait conduit à faire un tri dans les PE à réglementer. Ce que les scientifiques jugent arbitraire, estimant que même à très faible dose, les effets délétères des PE peuvent se manifester. Pas un seul fonctionnaire de la DG environnement n’était en copie du mandat confié à l’Efsa par la directrice de la DG Sanco. L’agence n’a finalement pas suivi : la stratégie s’est avérée infructueuse. Aujourd’hui, la DG environnement n’a plus la main sur ce dossier que la DG Sanco a récupéré dans son giron.

« L’adoption de mesures contraignantes pour la protection des populations, c’est l’apocalypse pour l’industrie ».

66 Millions : Comment finalement l’industrie est-elle parvenue à faire capoter l’adoption de la réglementation ?

S.H. : Au début de l’été 2013, alors que la DG environnement avait bouclé son travail et soumis ses recommandations à la Commission, le lobby de l’industrie s’est livré à un véritable chantage auprès de ses plus hautes instances en dénonçant le manque de fondements scientifiques des critères établis pour l’identification des PE. Et en exigeant qu’une étude d’impact économique soit mise en œuvre. Début juillet, la numéro 2 de la Commission a fini par trancher dans ce sens. Dans le même temps, une cinquantaine de scientifiques ont écrit une lettre à la conseillère scientifique de José Manuel Barroso, Anne Glover. Ils s’inquiétaient que la Commission, forte du travail de la DG environnement, mette trop l’accent sur le principe de précaution. Leur position, très proche de celle de l’industrie, a ensuite été reprise dans un éditorial publié concomitamment dans une quinzaine de revues scientifiques. Quand on s’intéresse de plus près à tous ces scientifiques, on s’aperçoit que pour la plupart ils ne sont pas spécialisés sur le sujet des PE mais qu’en revanche ils entretiennent quasiment tous des liens avec l’industrie. C’est le cas de 17 des 18 auteurs et de 33 des 50 auteurs de la lettre adressée à Anne Glover. Cette lettre et cet éditorial ont servi d’alibi à la Commission pour lancer l’étude d’impact et retarder l’adoption d’une réglementation.

66 Millions : Quelles évolutions attendre dans ce dossier ?

S.H. : Aujourd’hui, l’offensive de l’industrie lui a permis de retarder l’entrée en vigueur de critères contraignant ses activités. Rien ne sera décidé avant 2017. On a pris 4 ans de retard et les PE continuent d’être diffusés dans notre environnement sans aucun encadrement. On ne sait même pas ce qui sera effectivement mis en place et dans quelle mesure cette réglementation servira au non les desideratas de l’industrie. L’attention médiatique sur le sujet va néanmoins grandissante. C’est désormais aux citoyens de s’emparer du sujet et de faire entendre leur voix. De l’aveu même de l’industrie, l’émergence des débats dans la sphère publique constitue un problème. On peut déjà s’en féliciter.

 

A voir :

Les travaux de Stéphane Horel ont également donné lieu à un documentaire diffusé sur le service public en février 2015 : https://www.youtube.com/watch?v=doJdv4yxEoI

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